Laïcité, mode d’emploi : 1) Principes généraux

laicite-cover-150x150La prière à Saguenay, le crucifix au Conseil de ville et au Parlement, le kirpan à l’Assemblée nationale, la burka dans les cours de français: la question de notre rapport au fait religieux n’arrête pas de s’inviter, s’imposer et s’accrocher au débat public.

De toute évidence, rien de ce qui a été proposé pour l’instant aux Québécois par le gouvernement Charest ne parvient à apaiser, simplement parce qu’il refuse de baliser clairement le chemin sur lequel il entend nous conduire. Peut-être ne le sait-il pas. Peut-être ne le veut-il pas.

Mais en attendant qu’un autre gouvernement ait la volonté d’agir, pourquoi ne pas réfléchir sur ce que serait, concrètement, une politique d’ensemble qui mènerait le Québec dans une nouvelle étape de sa longue et progressive marche vers la laïcisation. Quelle serait l’application concrète d’une future Charte de la laïcité, que le PQ propose — une idée que je soutiens*. C’est ce que je me permets de faire, aujourd’hui et dans les deux prochains jours.

Je l’écris au Nous car en plus de vos commentaires, suggestions et objections, je demanderai à ceux d’entre vous qui adhèrent à cette approche de le signifier en signant ce texte, après la publication de sa conclusion, ce mardi.

Aujourd’hui, quelques principes généraux. À partir de demain, des propositions d’application concrète.

Laïcité, mode d’emploi

Déminer le champ des possibles

Beaucoup a été dit et écrit, depuis trois ans, sur la question des accommodements raisonnables et plus largement sur la gestion de la relation entre la société québécoise et le fait religieux. Rapports, textes, analyses, manifestes ont témoigné de l’importance, au moins symbolique, des enjeux et de l’intensité du débat.

Que pouvons-nous ajouter de plus par notre intervention ?

Il nous semble qu’à ce moment de la discussion publique, il devient essentiel de traduire les principes en propositions. Nous avons une volonté d’affirmer à la fois la spécificité du fait québécois en Amérique du nord et le respect des minorités. Notre approche est donc essentiellement pragmatique et nous ne voulons pas être enfermés – et ne croyons pas que la société québécoise devrait l’être – dans des carcans, qu’ils soient légaux, idéologiques ou de rectitude.

Avant de soumettre au débat un certain nombre de suggestions quant à la réforme que nous envisageons du rapport de la société québécoise au fait religieux, nous souhaitons affirmer un certain nombre de préalables qui ont guidé notre réflexion.

Il nous apparaît utile d’établir d’entrée de jeu que plusieurs sociétés démocratiques avancées répondent de façons différentes, et en parfait respect du droit local et international, au défi posé par le fait religieux.

L’Europe et la Charte

Ainsi, la Cour européenne de justice a établi que les pays membres de l’Union européenne pouvaient s’appuyer sur les principes de laïcité et d’égalité des sexes pour : interdire tout signe religieux dans la fonction publique et dans les services publics, y compris l’éducation, interdire même le hidjab (le voile), perçu comme contraire à ces valeurs.

Certains grands pays, comme la Grande Bretagne, estiment qu’il faut reconnaître un droit particulier aux personnes qui ont une foi religieuse ou un attachement philosophique important – un tribunal incluant récemment l’engagement écologique dans cette catégorie. D’autres, comme la France, récusent tout statut particulier à la conviction religieuse, philosophique, ou politique. Ce que les Belges appellent les opinions «religieuses et convictionnelles». Une expression utile que nous allons reprendre à notre compte.

Nous n’affirmons pas ici notre accord ou notre désaccord avec les tribunaux et l’expérience européenne sur ces questions que nous estimons ouvertes à plusieurs lectures. Mais nous voulons simplement indiquer qu’à la lumière de ces précédents, une société démocratique comme le Québec détient la marge de manœuvre voulue pour définir son propre code de conduite en ces matières, sans se croire coupable d’enfreindre ainsi quelque règle internationale, naturelle ou immuable.

On objectera que le Québec est contraint par la Charte canadienne des droits et libertés et par l’interprétation que peut en faire la Cour suprême. Outre le fait, majeur, que la démocratie québécoise n’a jamais entériné cette Charte, le fait est qu’elle permet à l’Assemblée nationale d’adopter des lois en invoquant la clause dérogatoire qui rétablit le primat des décisions des législateurs sur ceux des juges en plusieurs cas. L’utilisation de cette clause oblige l’Assemblée à revoter la loi ainsi protégée chaque cinq ans, ce qui est un intervalle raisonnable pour reconsidérer les progrès, ou les échecs, du dispositif législatif sur un sujet aussi sensible et potentiellement évolutif.

Nous estimons que les Québécois, et en définitive l’Assemblée nationale, devraient définir tel qu’ils l’entendent leur volonté en matière de rapport au fait religieux et invoquer la clause dérogatoire si leurs décisions semblent en contradiction avec la jurisprudence courante.

Les propositions que nous formulons supposent, si elles devaient être retenues, l’adoption de cette clause. Nous croyons d’ailleurs qu’à ce stade du débat, les Québécois souhaitent des décisions rapides et immédiatement applicables. Il nous apparait donc préférable d’adopter la clause dérogatoire de façon préventive, pour assurer l’application des décisions de l’Assemblée, plutôt que d’attendre des années, que la Cour suprême statue sur leur constitutionnalité. Cela affaiblirait dans l’intervalle la volonté québécoise d’établir ses balises et d’assainir le climat.

Quel fait religieux ?

Le rapport du Québec au fait religieux est inscrit dans son histoire. La présence catholique, plus largement chrétienne, fut un trait dominant de la société québécoise jusqu’aux années 1960. Le parcours du Québec vers une sécularisation de ses institutions – principalement scolaires et hospitalières – fut rapide, mais graduel, sur plus de 40 ans. Songeons que si la déconfessionnalisation de l’école a débuté au début des années 1960, ce n’est qu’à la fin des années 1990 que les Commissions scolaires confessionnelles furent transformées en Commissions linguistiques.

De même, depuis Vatican II, les nombreux religieux qui ont livré une contribution inestimable à l’effort d’éducation et de santé des Québécois ont d’eux-mêmes retiré leurs habits religieux, dont la coiffe des religieuses, dans leurs activités au sein des services publics.

Il faut dire le vrai : la question du religieux posée depuis le début de la présente décennie aux corps politique et social est à la convergence de deux phénomènes.

D’abord, la graduelle sécularisation de la vie québécoise rend plus saillants, plus visibles, plus discutés et plus discutables qu’auparavant les compromis demandés aux autorités publiques pour s’adapter aux besoins de pratiques religieuses minoritaires – Témoins de Jéhovah, Juifs Hassidiques, en particulier – qui ont depuis longtemps pignon sur rue au Québec.  Les premiers sont très minoritaires dans la communauté chrétienne, les seconds très minoritaires dans la communauté juive.

Ensuite, l’émergence au sein de la communauté musulmane d’un segment orthodoxe très minoritaire qui souhaite, c’est normal, faire sa place dans la société québécoise constitue une réintroduction du fait religieux, et certainement de sa visibilité, dans une société où elle s’estompait.

Sur la question des orthodoxes musulmans, il est bien sûr impossible de démêler, dans les comportements dévots, la conviction individuelle, des femmes en particulier, de vivre librement une situation de ségrégation des sexes ou de s’y soumettre du fait d’une obligation conjugale. Mais on ne peut, de plus, taire la difficulté supplémentaire issue du fait que certains comportements intégristes sont promus et encouragés par des groupuscules internationaux – largement dénoncés par la quasi-totalité des leaders religieux musulmans – qui souhaitent un recul général des valeurs occidentales, dont celle de l’égalité des sexes. Cette variable ne doit pas déterminer notre comportement mais elle ne doit pas, non plus, être traitée comme inexistante.

Bref, la sécularisation de la société québécoise est confrontée à la permanence de situations anciennes devenues, au fil du temps, relativement plus marginales et au développement d’un phénomène nouveau, qui a des filiations internationales. Cela oblige la société québécoise à actualiser et préciser la direction qu’elle souhaite emprunter.

Les droits, la majorité et la marge

Nous sommes sensibles aux réactions que ces questions suscitent chez nos concitoyens. Chez les membres des minorités, notamment musulmanes et juives, qui se sentent à bon droit stigmatisés par certains de ces débats. Chez les membres de la majorité québécoise, qui estiment que leur malaise n’est pas suffisamment pris en compte dans les réponses apportées jusqu’ici.

Nous savons qu’il est impossible de trouver une solution qui plaise à tous mais qu’il est encore pire de reporter constamment la définition de lignes de conduites compréhensibles et applicables. Chaque cas est bien sûr spécifique et provoquera débat. Mais il est préférable que ce débat se fonde sur de nouvelles règles qui ont suscité une adhésion assez large et dont l’application est lisible et prévisible. Sinon, chacun de ces cas suscite à répétition une insatisfaction générale chez les uns et une crainte de stigmatisation supplémentaire chez les autres.

Chacun a des droits, bien évidemment, y compris la liberté de conscience, même lorsque cette liberté signifie l’adhésion à une variante de la foi que l’on peut qualifier d’orthodoxe. Dans ces cas, il s’agit en quelque sorte du droit de vivre en marge des valeurs plus généralement acceptées – notamment l’égalité des sexes et la volonté de vivre ensemble.

La société doit, c’est certain, admettre et protéger ces choix religieux orthodoxes. Elle n’est cependant pas tenue de s’y montrer favorable ou d’agir pour qu’un mode de vie marginal puisse se déployer dans l’espace public sans entraîner un certain nombre d’inconvénients à ses adhérents. C’est notre conviction que, règle générale, il appartient aux citoyens québécois qui choisissent des croyances ou un comportement marginal de s’accommoder des pratiques communes, plutôt que l’inverse.

Nous estimons de plus qu’il est tout à fait légitime que la société québécoise prenne consciemment la décision d’envoyer le signal que ces choix de vie ne sont pas ceux qu’elle valorise, notamment lorsqu’ils impliquent une vision inégale des sexes ou le refus de l’interaction avec les autres membres de la société.

La majorité québécoise a une obligation de tolérance et de respect des droits envers les minorités, même envers la marge. Cependant le fait majoritaire, nous semble-t-il, porte avec lui des droits, rarement codifiés, mais qui tombent sous le sens. Le droit d’avoir façonné le paysage et de continuer de s’y reconnaître, le droit d’avoir façonné le calendrier, les usages, et de continuer de s’y reconnaître. Le respect de l’autre ne doit pas conduire à la négation du fait majoritaire. Il y a bien sûr un dialogue constant entre les nouveaux arrivants et la société d’accueil – ou entre les nouvelles habitudes de groupes de citoyens déjà présents sur le territoire et le reste de la société. Graduellement, ce dialogue entraîne des modifications dans les usages, le paysage, le calendrier même.

Cependant il y a une marge entre cette évolution lente et fructueuse et l’imposition par la loi et par des jugements d’un limage de ce que la majorité estime être une juste représentation de ses valeurs.