Le biographe de Bourassa et l’honnêteté

CouverturePTQuand Georges-Hébert Germain est venu me voir, il y a un an, pour avoir mon point de vue sur Robert Bourassa, il fut honnête. Il a admis d’emblée que les proches de l’ancien premier ministre avaient sorti leur chéquier pour mobiliser sa plume — une des meilleures au Québec — en espérant qu’il tirerait un portrait positif de leur ancien chef.

Mais Georges-Hébert, que je connais et estime depuis des décennies, m’a assuré qu’il allait aborder le sujet «en toute indépendance d’esprit». Je l’ai cru. Mais j’ai trouvé que les proches de Bourassa avaient été habiles de le choisir lui entre tous, car on sait, dans le métier, que Georges-Hébert déteste dire du mal de qui que ce soit. C’était couru, il allait dire du bien de Bourassa.

Combien de bien ? N’ayant lu qu’un bref extrait du livre, je ne puis le dire. Mais j’ai été frappé de l’entendre dire, à la radio il y a quelques mois, que  Robert Bourassa était non seulement un «honnête homme», mais au surcroît, un «homme honnête».

Bou1Puisque je crois avoir fait la démonstration, dans Le Tricheur, que la malhonnêteté intellectuelle était le modus operandi de l’ancien premier ministre, une suggestion que Georges-Hébert m’avait faite lors de notre entretien m’est revenue en tête.

Pourquoi, m’avait-il demandé, n’avions-nous pas réédité Le Tricheur (qu’il venait de lire et dont il ne disait que du bien) au moment de la sortie, récente, d’une autre biographie de Bourassa, celle de Julien Brault?  «En voilà une idée, qu’elle est bonne», me suis-je dit au fond de mon for(t) intérieur.

Puisque Georges-Hébert allait démontrer, indépendamment du montant (à ce jour inconnu) du chèque reçu, l’honnêteté de Bourassa, il serait bien que je publie une version abrégée, remaniée et actualisée de mon ouvrage (produit sans que le moindre mécène ne m’ait ouvert son chéquier!). Aux lecteurs de faire la comparaison et de tirer leurs conclusions.

Les éditeurs de Québec Amérique trouvèrent l’idée fort bonne. (On me rapporte que chez Libre Expression Georges-Hébert fut, à la réflexion, moins enthousiaste.)

Un mensonge répugnant

J’attendais donc avec impatience l’opus positif de mon ancien collègue de L’actualité et avais hâte de comparer nos notes, côte-à-côte, ici et là dans les salons du livre. Jusqu’à ce qu’Antoine Robitaille, du Devoir, dépositaire du manuscrit de Georges-Hébert, me demande de commenter le passage du livre me concernant.

Et me consternant. Car je m’attendais à de l’honnêteté de la part d’un homme de la trempe de Georges-Hébert Germain. Mais voici ce que j’ai lu:

Dans son entourage [de Bourassa], par contre, on s’est scandalisé des propos de Lisée, d’autant plus que le journaliste, avant même la parution du Naufrageur, était devenu conseiller politique du chef péquiste, Jacques Parizeau.

C’est un assaut frontal et parfaitement mensonger sur mon intégrité. C’est en journaliste d’enquête que j’ai mené l’enquête, écrit et publié les ouvrages, en disant toute la vérité sur chacun des acteurs, fédéralistes ou souverainistes, et faisant plusieurs mécontents dans les deux camps. Personne ne m’a fait de généreux chèque.

Puis, au moment de la sortie du Tricheur et du Naufrageur, au printemps 1994, et après mon embauche comme conseiller de Jacques Parizeau plusieurs mois plus tard, en septembre, les proches de Bourassa m’ont traité de tous les noms d’oiseaux. Mais jamais une accusation aussi vile n’avait été formulée.

Georges-Hébert invente ici un répugnant mensonge. Il n’a pas eu le professionnalisme de vérifier la chose avec moi, ou avec l’entourage de Jacques Parizeau, ou de trouver la moindre preuve qui pourrait étayer cette affirmation, car il n’en existe pas. (En fait, je craignais après la publication du Tricheur que Parizeau ne m’adresse plus jamais la parole, car j’y avais inséré un long passage sur son problème d’alcool, ce qu’aucun autre journaliste n’avait fait avant moi.)

Je n’ai pas encore lu le reste du livre de Georges-Hébert. J’ose espérer que je suis la seule victime de son manque de professionnalisme.

Comment tricher avec le Tricheur pour mieux le critiquer

Voilà pour le journalisme 101. Voici pour l’honnêteté intellectuelle.

Georges-Hébert est un homme très intelligent, connu et apprécié pour son sens de la nuance, qu’il sait saisir et décrire avec brio. Il lui a donc fallu un effort considérable pour jouer aux ignares dans le résumé qu’il fait de mes ouvrages:

[Lisée] a échafaudé une prémisse artificielle qu’il a tenté de consolider pendant des années, cherchant et croyant trouver partout, à gauche et à droite et en bas et en haut, derrière et devant, des matériaux divers pour étayer une thèse souverainiste voulant que Bourassa ait contrecarré l’élan qui, au lendemain de l’échec e l’accord du lac Meech, portait selon lui le peuple québécois de façon certaine et irréversible vers l’indépendance politique. […] Lisée considérait que le premier ministre aurait du se plier à des sondages d’humeur passagère et faire la souveraineté.

Ridicule. Voici ce qu’il a lu dans Le Tricheur, à son point central, et qui en est la seule thèse: un appel à l’honnêteté. Je parle ici du jour de décembre 1990 où Bourassa est informé de la teneur du Rapport Allaire, le comité constitutionnel qu’il a formé, et dont la principale recommandation est la souveraineté:

Robert Bourassa est à la fenêtre. Il peut faire la souveraineté. Les conditions sont réunies comme jamais auparavant. Peut-être ne se représenteront-elles jamais dans un si beau bouquet. Il n’y est cependant nullement forcé. Personne ne peut lui reprocher d’être fédéraliste. Il a bien entonné quelques phrases vagues sur « la superstructure » et le caractère « non éternel » du fédéralisme. Reste qu’il vient d’être élu, en septembre 1989, pour quatre ou cinq ans. Pendant cette campagne, il n’a pas promis de faire la souveraineté, il n’a donc ni le mandat ni l’obligation de la faire.

Bourassa, dont l’esprit est fixé sur la condition la plus problématique de l’accès à la souveraineté –  les coûts – , peut légitimement penser qu’il ne faut pas la faire. Ou du moins qu’on ne peut pas la faire à un coût raisonnable.

Depuis la mort de Meech, il a laissé se dérouler le débat dans le public et dans son parti. Il a distribué des feux verts aux souverainistes. Aux jeunes de son parti et aux fondateurs du Bloc québécois, aussi. Il n’est pas intervenu dans les délibérations du comité Allaire, sauf pour les orienter dans une direction qui ne pouvait logiquement les mener qu’à la souveraineté. Il a donné tous les signes de celui qui entend «tranquillement s’orienter vers la souveraineté du Québec en se ménageant de l’espace de virage », pour reprendre l’expression du péquiste Landry. Mais rien encore n’est irréversible.

Il peut, c’est sûr, appuyer sur l’accélérateur, prendre son ticket pour l’histoire, franchir le rebord de la fenêtre. Faire comme Helmut Kohl [qui vient de réunifier l’Allemagne au pas de charge] et prendre, selon une expression qu’il affectionne, « un risque mal calculé ».

Mais ce n’est pas parce que la mer est belle qu’il faut prendre le large. Ce n’est pas parce que tous les matelots s’activent à gréer le navire qu’il faut hisser la grand-voile. Certes, sur la terre ferme, les voisins deviennent hargneux et il y a peu de chances –  en fait, aucune –  qu’une entente satisfaisante puisse être conclue avec eux. Reste que la troupe est au sec. Qu’elle mange à sa faim. Que, disait un autre capitaine, « ce n’est pas le goulag ». Et qu’au-delà de l’éclaircie et de l’horizon calme qui se présentent depuis la berge, il y a peut-être –  sûrement –  une zone de tempêtes. Et si on s’échouait sur une terre encore moins hospitalière que celle-ci? Et si, à mi-parcours, en plein remous, les mousses prenaient peur et réclamaient qu’on rebrousse chemin, pour débarquer, plus pitoyables que jamais, au point de départ?

Lorsqu’il prend l’appel de Pierre Anctil [le directeur général du PLQ], le 28 décembre 1990, dans sa chambre d’hôtel de Miami, Robert Bourassa est le chef du Parti libéral du Québec, le premier des ministres du gouvernement québécois. Il peut mettre le frein, arrêter la musique, déclarer que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Annoncer aux Québécois, à son retour de convalescence, que, tout bien considéré, la souveraineté est une aventure trop risquée et qu’il ne faut pas compter sur lui pour les y plonger. En aucun cas.

Si certains veulent provoquer ce débat, il pourra les confronter, visière levée, et débattre argument contre argument. S’il est mis en minorité par son parti, il pourra, comme René Lévesque en 1984, tenir un référendum auprès des militants, un «Robertrendum ».

Si, à l’extérieur de son parti, les Québécois tiennent vraiment si fort à la souveraineté, s’ils descendent régulièrement dans les rues, peut-être devra-t-il mettre sa légitimité en jeu, comme de Gaulle après mai 1968. Comme lui, il en tirerait les conclusions. « Quel homme serais-je, disait de Gaulle avant le référendum sur la régionalisation de 1969, si je ne tirais pas sans délai la conséquence d’une aussi profonde rupture? » À minuit, le soir de sa défaite, il remettait sa démission. Il avait perdu ce pari, il en avait gagné bien d’autres, envers et contre tous, pendant sa carrière. Car, disait-il aussi, « ce qui est salutaire à la nation ne va pas sans blâme dans l’opinion ».

De Gaulle avait su affronter l’opinion, et le plus souvent la convaincre qu’il avait raison, qu’elle avait tort. Quand il réussissait ce tour de force, et emportait l’adhésion de l’opinion, il en sortait grandi et la France avec lui. Parfois, il échouait, et n’avait alors pas l’arrogance de se cramponner à un pouvoir qu’il aimait pourtant sans partage.

Le 28 décembre 1990, Robert Bourassa est donc placé devant un choix historique et éthique. S’il se rend aux arguments d’Anctil, donc de son parti, donc de son peuple, il aura la lourde tâche de créer un pays. Comme Churchill, il pourrait aviser les Québécois, avant de prendre la mer, qu’il faudra « de la sueur et des larmes » pour se rendre à bon port. On dira qu’il a évolué, qu’il a pris le virage de sa vie, qu’il a choisi le bon moment, qu’on avait bien fait de l’attendre. On le dira courageux, pionnier, timonier. Il aura sa photo en première page de The Economist. On écrira sa biographie.

Il entend l’appel du large, il sait que le bateau peut partir, et il le dira, six mois plus tard, dans une entrevue au quotidien Le Soleil: « J’aurais pu, il y a un an, passer à l’Histoire; si j’avais décidé de faire un référendum sur la souveraineté en septembre 1990, je pense bien que, là, ça y était.» À l’été de 1991, il ajoute: « Si on avait fait un référendum au mois de juin [1991], si on l’avait gagné, quelque chose comme 58% à 42%, on aurait fait quoi? » Une jolie marque, 58%.

S’il refuse les arguments d’Anctil, comme c’est son droit, il aura la très difficile mission de ramer contre le courant, de convaincre ses compatriotes de ne pas prendre le large. Cette tâche est ingrate. On le traitera de poltron, de briseur de rêves et de fossoyeur de peuple. On le dira cependant, aussi, homme de conviction et de détermination, comme un autre grand fédéraliste, Pierre Trudeau, qui appelle tous les acteurs du drame, en 1990, à « jouer cartes sur table, se battre pour ainsi dire à visière levée –  et se fier à la chance autant qu’à l’habileté». Si Bourassa est franc, direct et honnête dans l’adversité, on le dira homme d’État. On fera une série-documentaire sur sa vie.

Nous sommes loin, n’est-ce pas, de la caricature offerte par Georges-Hébert.

Mais voilà. Bourassa a délibérément décidé de ne pas être franc, direct et honnête dans l’adversité. Il a refusé de se dire fédéraliste pendant des mois. Alors qu’il l’était. Il a refusé d’exclure publiquement la souveraineté pendant près de deux ans. Alors qu’il l’excluait en privé avec les premiers ministres du reste du Canada.

De plus, il a pris sur lui de refuser des pouvoirs supplémentaires que lui offrait Ottawa sur la langue et la culture — des revendications historiques du Québec et de son parti — sans en souffler mot à qui que ce soit et alors même qu’il affirmait en public réclamer une « réforme en profondeur » du fédéralisme.

Ce n’est pas seulement la famille souverainiste que Bourassa a floué. C’est la famille réformiste fédéraliste. N’importe quel autre leader fédéraliste à sa place — Jean Lesage, Daniel Johnson, Claude Ryan — n’auraient pas gaspillé ce que l’on sait être maintenant, avec le recul, la seule fenêtre disponible pour la réforme de la place du Québec au sein du Canada.

Voilà l’argument central du Tricheur, et de mon nouveau Le petit Tricheur — Robert Bourassa derrière le masque: le manque d’honnêteté et de transparence. L’affront à la démocratie. La confiscation d’un débat à un point charnière de l’histoire d’un peuple.

J’ai hâte de trouver quelqu’un qui aura été payé suffisamment cher pour tenter d’y répondre avec professionnalisme, honnêteté intellectuelle et compétence.

(Lire un extrait et l’article de Johathan Trudel dans le dossier de L’actualité: Bourassa, bâtisseur ou tricheur ?)