Le bon, la brute et le président

22 mai 2008, L’actualité

Bien sûr, je l’ai tout de suite trouvé sympathique, ce politicien nouveau genre, brillant, engagé, efficace. Incarnant le CV de toute l’Amérique en un seul homme — père noir, mère blanche, premier de classe à Harvard, puis organisateur dans les quartiers difficiles de Chicago.

Qu’il pose sa candidature à l’investiture du Parti démocrate, pourquoi pas ? Il y aurait sept ou huit autres candidats, et de moins intéressants que lui. C’était audacieux de sa part, lui qui venait tout juste d’être élu au Sénat américain. Mais l’avenir sourit aux ambitieux. Cela lui donnerait de l’expérience, du coffre, quelques cicatrices, un fichier Rolodex bien rempli pour la fois suivante… J’écoutais quelques-uns de ses discours et le trouvais bien bon. Vague sur le fond, fort sur la forme. Quelqu’un de prometteur.

Mais c’est Hillary qui comptait. On parle de la préhistoire, là : il y a cinq mois. Déjà, il avait fallu nous faire à l’idée que l’ex-première dame, partie de la gauche de l’échiquier politique et riche de l’expérience qu’elle a acquise auprès du géant Bill, avait réussi à la fois à se recentrer politiquement et à sortir de l’ombre de son omniprésent mari. Aujourd’hui, on la voit et l’entend chacun des soirs de primaires, où elle survit au décès politique annoncé et toujours reporté, radieuse et parlant aux foules avec aisance et chaleur. Il y a moins d’un an, elle était empesée, renfrognée.

Nous avions admis que, contre toute attente, Hillary casserait le plafond de verre de la politique américaine pour devenir la candidate puis, qui sait, la présidente. Qui eût cru que les graines de changement ainsi semées allaient germer au point que les démocrates se tourneraient vers un changement encore plus grand en propulsant le jeune sénateur noir en tête des intentions de vote ? Hier téméraire, l’idée de porter Hillary à la Maison-Blanche devenait le choix des passéistes du vieux Parti démocrate : les aînés, les cols bleus, l’establishment. Le Parti démocrate de l’avenir, lui, celui des jeunes, des gens instruits et branchés, allait se catapulter à l’étape suivante et ouvrir le siècle politique avec le représentant d’une nouvelle génération.

Sceptique au sujet d’Obama depuis le début, j’avoue avoir été fortement tenté et je saluerai sa victoire hautement probable. Mais ayant dans une autre vie écrit beaucoup de discours, je m’en méfie. J’aime les belles phrases, mais ne les admire que lorsqu’elles portent des idées, des propositions qui détonnent. Sur le fond, Obama dit peu de choses qu’Hillary ne dise pas. Toutefois, il les dit mieux, beaucoup mieux. (Apogée de son éloquence — ou de celle de son rédacteur —, « Nous sommes ceux que nous attendions. ») Il dit aussi très bien une chose que les gens veulent entendre, mais qui est essentiellement fausse : qu’il saura « unir » le pays. Et il a eu le talent de faire un slogan des simples mots : les États-Unis d’Amérique. Il y a dans l’électorat cette volonté d’unité. Les Québécois en sont de grands consommateurs. George W. Bush en avait fait son leitmotiv en 2000 : « Je suis un unificateur, pas un diviseur. » Que Bush ait été de mauvaise foi et qu’Obama soit sincère, cela importe peu. L’idée d’un président unificateur n’a rien à voir avec la réalité. Aujourd’hui encore moins qu’hier.

Il fut une époque — des années 1950 à 1980 — où les lignes partisanes étaient mouvantes aux États-Unis. Il y avait des démocrates conservateurs et des républicains progressistes. C’est terminé. Les partis épousent maintenant clairement leur idéologie et regroupent leurs électorats en rangs serrés. Les républicains sont plus conservateurs que jamais et ne lèveront le petit doigt que pour nuire à un président démocrate, quel qu’il soit. C’est ce qu’ils ont fait sans relâche avec Bill Clinton, allant jusqu’à tenter de le destituer, même lorsque ce dernier adoptait certaines propositions venues de la droite et bénéficiait d’un appui populaire important.

L’éloquence et la grandeur de vue ont, en soi, peu de capacité de changement si elles ne sont pas portées par la force — et par la force partisane. Les Clinton ont été vilipendés en mars pour avoir souligné que, sans le président Lyndon Johnson, la vision du leader noir Martin Luther King ne se serait pas traduite dans les faits. Or, c’est la vérité. King était un extraordinaire orateur. John F. Kennedy inspirait aussi confiance au-delà de la base du Parti démocrate. Il représentait à l’époque, comme Obama, une idée de l’avenir. Mais les nécessaires changements aux lois du pays ne se faisaient pas. King n’avait pas le pouvoir ; Kennedy n’avait pas la force. Il a fallu Lyndon Johnson, petit orateur mais brute politique, appuyé par des réseaux partisans peu émus par les grandes théories, pour faire voter à l’arraché les lois de 1964 et 1965 qui ont fait reculer la ségrégation raciale et ouvert la porte des bureaux de vote aux Noirs.

Ce n’est donc pas en voulant l’insulter que je dis que Lyndon Johnson a trouvé sa réincarnation en Hillary Clinton. Elle tente de démontrer qu’elle est elle aussi une brute politique. Mathématiquement, Barack Obama a gagné la course à l’investiture démocrate. Il est en avance pour ce qui est du nombre de voix, d’États et de délégués issus du vote. Son étoile pâlit aujourd’hui, et Hillary Clinton reprend de l’élan… trop tard. La seule stratégie de Clinton est celle de l’épreuve de force. Une fois les bulletins du dernier vote de la dernière primaire comptés, le 3 juin, il lui faudra convaincre suffisamment de « super délégués » — qui représentent les élus et les cadres du parti — de contredire le vote populaire et de lui donner, à elle, la couronne. Ravir ainsi la victoire au premier candidat noir potentiel créerait une rupture historique au sein des troupes démocrates. L’électorat noir et l’électorat jeune se sentiraient trahis, rejetés, et pourraient bouder la présidentielle de novembre en assez grand nombre pour rendre possible une victoire républicaine. Hillary Clinton doit donc colmater la brèche en forçant le jeu une deuxième fois. Elle doit obliger Obama à accepter d’être candidat à la vice-présidence pour jouer son rôle, c’est-à-dire unifier ce qui peut l’être — la base du Parti démocrate —, sous peine d’être, lui, tenu responsable de l’échec.

Rien n’indique que Hillary va réussir ce doublé shakespearien — enlever la couronne à celui qui l’a méritée, puis l’obliger à devenir son fidèle second. Si elle le faisait, une fois passée la révulsion dans une partie de l’opinion publique, elle aurait fait la plus grande démonstration de force de l’histoire américaine récente. Et se présenterait aux portes de la Maison-Blanche avec la poigne requise pour faire les changements dont l’Amérique a besoin.