Le capitalisme à visage mesquin

« Ah, nous disent-ils l’air penaud, c’est un grand malheur, c’est sûr, mais on n’y peut rien. Dans le nouveau grand marché du travail mondial, un employé sur quatre est chinois. Et en Chine, vous savez, il n’y a pas de vrais syndicats. Les salaires sont bas. Les conditions de travail pitoyables. [Soupirs !] Alors, il faut s’adapter. Travailler plus pour moins cher. Si seulement les Chinois étaient mieux traités, mieux protégés, mieux organisés, mieux payés. Mais ce n’est pas demain la veille… »

Pendant la saison estivale, je vous offre, en rappel,
quelques textes déjà publiés dans L’actualité ou ailleurs
et qui pourraient chatouiller votre intérêt…
Bon été !

Et si c’était hier la veille ? Les députés chinois ont adopté en 2007 une réforme des lois du travail qui entraîne une véritable révolution, augmentant le pouvoir de négociation des salariés et celui du syndicat national, qui, bien que complètement à la botte du Parti communiste, fait preuve ces temps-ci d’un regain d’énergie, promettant par exemple de syndiquer les usines des grandes entreprises étrangères.

Pourquoi cette volte-face des autorités chinoises? Bon an, mal an, 30 000 poursuites judiciaires, 300 000 conflits de travail, quatre millions de grévistes, voilà ce qui se passe. Le gouvernement chinois craint pour la paix sociale. Les employeurs, vivant dans un véritable far west du capitalisme, abusent. Selon la loi chinoise, le salarié n’a de protection que s’il a un contrat individuel, signé par son patron. Or, 80% des patrons n’en signent pas. Plus de 12% des salariés ne reçoivent même pas le salaire minimum, dérisoire, fixé par l’État. Lorsqu’ils sont payés. Selon l’Organisation internationale du travail, dans la province du Guangdong, plus de la moitié des employeurs retiennent illégalement une partie ou la totalité des salaires. Ça ne peut pas durer.

Dans un geste surprenant de réalisme politique, le gouvernement a donc déposé ce projet de loi qui a pour effet de renverser le rapport de force en faveur de l’employé et de son syndicat. Pas de contrat ? On présumera qu’il existe. Changements aux conditions de travail ? Négociation obligatoire avec le syndicat ou avec des « représentants élus ». Contradiction entre la version de l’employeur et celle du salarié ? À moins que l’employeur n’ait une preuve écrite, le juge présumera que le salarié dit vrai. L’État a mis à la disposition des travailleurs pendant 30 jours un site Internet pour obtenir leurs commentaires. Près de 200 000 salariés y ont déversé leurs malheurs et leurs espoirs.

Ils n’étaient pas les seuls à commenter. Les grandes entreprises américaines et européennes ont lu le projet de loi. Elles furent catastrophées. Loin d’y voir une occasion de rehausser le niveau de vie des travailleurs chinois et de commencer à combler l’écart avec celui des salariés occidentaux, elles ont craint pour leurs marges de profit et ont laissé planer la menace de la délocalisation. Un lobbying intense leur a permis de convaincre les législateurs de diluer le projet de loi avant son adoption. Version encore trop généreuse au goût de la Chambre de commerce américaine, de Wal-Mart, Microsoft, Intel et General Electric, mais encore considérée comme un progrès réel par les organisations de travailleurs et de défense des droits de la personne.

Vous l’aurez compris, ce débat législatif n’est pas chinois, il est planétaire. En Europe, les syndicats ont forcé la Chambre de commerce européenne à un retournement complet. Hier opposée au projet de loi, elle y est devenue favorable. La suédoise Ericsson, par exemple, s’est dissociée des lobbys patronaux qui ont voulu faire reculer l’État chinois.

Aux États-Unis, les travailleurs du textile sont montés au créneau, ralliant des représentants démocrates. La société Nike s’est soudain trouvée mal et s’est désolidarisée des efforts du lobby patronal américain à Pékin. Beaucoup d’autres (dont Google) se sont tus.

Depuis l’adoption de la loi, qui a selon le professeur Zhan Su, de l’université Laval, augmenté d’environ 20% les coûts de production en Chine, au profit des travailleurs, les grandes sociétés occidentales ne sont pas restées les bras croisées. Plusieurs tardent à appliquer la loi, réclament un moratoire – invoquant la crise – et certaines ont licencié des salariés pour les réembaucher en modifiant, à la baisse, les termes de leurs contrats. (Cela est vrai aussi de certaines grandes entreprises chinoises.) La situation est mouvante, en 2009 : d’une part les salariés ont été plus nombreux que jamais à se syndiquer et à revendiquer leurs droits, avec le point d’appui de la nouvelles loi; d’autre part l’État et son syndicat national unique mettent le pied sur le frein et n’appliquent que timidement les dispositions de la loi, du moins en l’attente d’un retour de la croissance économique. Or elle pointe à l’horizon, la Chine étant fin 2009 en pleine reprise.

Dans cette affaire, les masques sont tombés. De grandes entreprises qui se gargarisent de « responsabilité sociale » et qui prétendent avoir, dans les pays émergents, un comportement exemplaire se sont battus bec et ongles pour interdire aux travailleurs chinois des droits obtenus il y a des décennies par les salariés occidentaux. Il faut savoir de plus que la pression à la baisse sur les conditions de travail et les salaires, dans nos secteurs manufacturiers, provient non des manœuvres condamnables d’entrepreneurs chinois véreux dans le Guangdong, mais des pratiques des grandes sociétés occidentales installées en Chine. Les deux tiers de la fulgurante augmentation des exportations chinoises furent attribuables aux entreprises étrangères en sol chinois. Toute amélioration des conditions de travail des travailleurs de ces entreprises — donc de nos entreprises établies là-bas — aura un effet positif sur la qualité de vie des salariés, partout sur la planète.

La mondialisation nous a entraînés vers le fond du baril. Mais voilà que le fond du baril monte. Honte à ceux qui freinent cette ascension.