0 – Le capitalisme : en sortir, le dompter ou le dépasser ?

(Je vous propose, en feuilleton, des extraits du livre Imaginer l’après-crise, légèrement retouchés.)

La Grande Crise du début du XXIe siècle est accompagnée, dans les librairies, chez les auteurs et organisations de gauche, de la résurrection d’une idée : sortir du capitalisme.

Dans la seule première moitié de 2009, cette ancienne « idée neuve », selon l’expression fameuse de Marx et d’Engels, s’est retrouvée sous des formes renouvelées, en France dans le livre du journaliste du Monde Hevé Kempf, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme et dans la création du Nouveau Parti Anticapitaliste animé par Olivier Besancenot; au Royaume-Uni sous la plume de l’ancien conseiller de Tony Blair, Geoff Mulgan, dans un texte intitulé After Capitalism ; au Québec dans le manifeste publié par le parti Québec Solidaire, Pour sortir de la crise : dépasser le capitalisme ?

Ces écrits sont accompagnés d’un grand nombre d’autres qui proposent, non de sortir du capitalisme, mais de le réformer en profondeur. Ces derniers auteurs doutent de notre capacité collective de sortir réellement du capitalisme, du moins d’échapper à ses ressorts principaux, ou n’en voient pas la nécessité.

Ce texte-ci examinera d’abord les propositions de sortie de capitalisme et tentera de déterminer si leur application permettrait l’atteinte du but affiché. Il voudra ensuite sérier les principales propositions de réforme majeure du capitalisme énoncées à la faveur de la crise et offrira des pistes de réflexion sur leur efficacité et leur faisabilité. Le champ étant vaste, ce texte n’a aucune prétention à l’exhaustivité mais se présente comme la tentative d’un généraliste de mettre un certain nombre d’idées en ordre. Il répond aussi à l’appel lancé en conclusion de mon essai de 2008 Pour une gauche efficace, selon lequel il est du devoir des intellectuels de gauche de réfléchir sérieusement à l’après-capitalisme, ce dernier étant, du moins dans sa forme actuelle, incompatible avec la survie de notre environnement et avec notre bien-être même.

Mais sortir de quoi, au juste ?

Un problème clé se pose d’emblée : qu’est-ce que le capitalisme ? Depuis les économistes socio-démocrates jusqu’aux président français Nicolas Sarkozy – non suspect de vouloir sortir du capitalisme – on voue aujourd’hui aux gémonies le capitalisme financier développé depuis les années 1980 et on réclame un retour au « vrai » capitalisme, celui de la livraison de biens et de services, qui fut garant de la croissance économique ayant eu cours depuis la seconde guerre jusqu’aux chocs pétroliers du début des années 1970. L’idée de purger le système de son hypertrophie financière est incarnée par l’expression « refondation du capitalisme » : il s’agit en quelque sorte de couper les cordes qui le lient depuis 30 ans à des montgolfières financières gonflées artificiellement, pour la remettre sur ses fondations réelles, solides, quantifiables : la production. Cette volonté est accompagnée de propositions de « civiliser » la mondialisation en cours.

À preuve cette citation :

« Ce qui est chimérique et ce qui est irresponsable, c’est de croire que ce système de spéculation, de rentes et de dumpings qui a enfermé la mondialisation dans l’impasse dans laquelle elle se trouve va pouvoir continuer indéfiniment, que l’on va pouvoir continuer de tout donner au capital financier et rien au travail, que les marchés financiers vont pouvoir continuer à imposer à toute l’économie, à toute la société, leur obsession de la rentabilité à court terme dopée par de gigantesques effets de levier d’endettement (…) Je le dis en pesant mes mots : Ou nous aurons la raison ou nous aurons la révolte. Ou nous aurons la justice ou nous aurons la violence. »

Ces mots, prononcés par Nicolas Sarkozy, en présence du président brésilien Lula da Silva, lors du congrès de l’Organisation Internationale du Travail en juin 2009, indiquent dans quelle mesure le refus du capitalisme financier atteint, du moins dans la rhétorique, les cercles du pouvoir en Europe. C’est le bon capitalisme contre le mauvais capitalisme.

Cela nous donne une idée de l’ampleur de la tâche lorsqu’on souhaite sortir complètement du capitalisme. On peut vouloir réformer en profondeur le système pour le sauver – c’est toute l’œuvre de Franklin Roosevelt dans les années 30 (cité d’ailleurs par Sarkozy à l’OIT). Le fait que l’élite économique américaine ait développé, jusqu’à Pearl Harbor, une détestation paroxystique du président qui lui avait pourtant sauvé la mise– mais l’avait ensuite lourdement taxée – ne change rien à l’affaire.

Le capitalisme lui-même, et non ses seules dérives, est aujourd’hui au banc des accusés dans les textes précités. Quand bien même on arrivait à mitiger, voire à éliminer, par une intervention du politique local et international, ses conséquences néfastes – marchandisation des secteurs de la santé, de l’éducation, de la culture ; mauvaise répartition de la richesse dans le monde et dans les nations, financiarisation, etc. – il en resterait le péché originel, aujourd’hui plus néfaste qu’hier.

Et si on souhaite « sortir du capitalisme » et non seulement du capitalisme financier, il faut quitter les règles qui le gouvernaient pendant les années 1945-1970 où s’est imposé le keynésianisme et une redistribution considérée a posteriori plus équitable de la richesse entre capital et travail.

Le ressort principal du système voulant qu’un capitaliste – individu ou compagnie – ne s’engage dans la production de biens que pour en tirer un profit, même raisonnable, entraîne nécessairement une croissance constante de la production, au-delà même de ce qu’impliquerait la satisfaction des besoins individuels et collectifs. Cette course sans fin provoque aujourd’hui deux effets, peu visibles au temps de Marx et Engels, mais omniprésents dans le discours anticapitaliste courant :

1) L’hyperconsommation, par lequel la publicité et la volonté du consommateur de « rester au niveau » de ses semblables en possédant au moins les mêmes biens qu’eux poussent la collectivité à augmenter sans cesse le nombre de ses biens, dans un cycle où s’installe l’insatisfaction permanente. Ce cycle est tenu pour au moins partiellement responsable d’une montée de phénomènes de mal-être observable notamment en Occident : décrochage, épuisement professionnel, dépression, obésité.

2) La destruction de l’environnement. Ce cycle d’augmentation continue de la production, même s’il était balisé par de sévères normes environnementales, implique nécessairement une utilisation croissante des ressources de la planète. Ce serait vrai même si tous les habitants de la Terre avaient déjà atteint le niveau de vie des Américains car le capitalisme, comme le vélo, ne peut s’arrêter sans tomber – pour emprunter une métaphore au Che qui, lui, parlait de la révolution. Aujourd’hui, des milliards d’humains – en comptant seulement les Chinois et les Indiens – aspirent à ce niveau de vie et plusieurs centaines de millions y accèdent effectivement. Ce processus mènera nécessairement à un niveau d’empreinte environnementale (euphémisme pour « destruction de l’environnement ») incompatible avec le simple maintien du niveau actuel de bien-être/mal-être de l’humanité.

Le capitalisme, une définition

Définir le capitalisme est moins simple qu’il n’y paraît. Il ne s’agit pas du commerce, car l’échange se pratiquait déjà entre les tribus préhistoriques. Ni encore du crédit, dont on trouve des traces même dans la mythologie grecque et égyptienne. Dans un essai érudit et instructif, sous-titré « la dette et la face cachée de la richesse », la romancière et essayiste canadienne Margaret Atwood démontre que l’idée d’échange égal et inégal – donc de la justice et de l’injustice, de la valeur, du prêt et de la dette – sont  probablement inscrit dans nos gènes.

Il ne s’agit pas du marché. Des Phéniciens à l’empire Romain, précapitalistes, les marchés, donc un lieu réel ou virtuel d’échanges nombreux et continus de biens et de services, servaient déjà à établir les prix. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le mot « marché » n’apparaît pas dans les écrits d’Adam Smith, vu comme le théoricien zéro du capitalisme moderne.

Il ne s’agit pas de la banque ou de la finance. Les Templiers puis les banquiers italiens persécutés par Philippe le Bel au Moyen-âge avaient du capital, mais habitaient l’époque féodale.

L’historien Fernand Braudel, à qui on reconnaît une des meilleures tentatives de définition, distingue le capitalisme de l’« économie de marché ». Cette dernière assure la liaison entre producteurs et consommateurs et son essor est visible depuis le XVe siècle. Puis vient la figure du « capitaliste », distinct des producteurs qui vendent au marché, non seulement parce qu’il s’insère comme intermédiaire, ce qui était courant, mais parce qu’il réussit à amasser un « capital » qu’il investit et désinvestit à loisir, sans être lié à une production en particulier. Il détient du capital et souhaite le voir croître en soi. Il achète des moyens de production et embauche d’ex-artisans et ex-agriculteurs devenus « salariés ». Ils ne sont donc ni esclaves, ni serfs, mais liés au capitaliste par l’échange de leurs bras, et parfois de leur tête, contre rémunération. Les banques sont indispensables au capitaliste, évidemment, comme le marché, le crédit et la dette. Mais ce sont des outils qui ne le définissent pas.

Braudel note la progression entre les individus « capitalistes » et « le capitalisme » dans les Provinces-Unies (Pays-Bas) du début du XVIIe siècle, car Amsterdam est alors le centre du monde économique, où les capitalistes ont atteint la masse critique nécessaire pour conquérir l’État. (Ce centre du monde capitaliste se déplacera au Royaume-Uni au XIXe siècle, aux États-Unis au XXe. En Chine au XXIe ?) « Le capitalisme, écrit Braudel, ne triomphe que lorsqu’il s’identifie avec l’État, qu’il est l’État. » Pour s’épanouir, il a en effet besoin de règles uniformes et stables, qui à la fois incarnent dans les lois et règlements son mode de fonctionnement optimal, ce qui est un progrès pour lui, et fixent les droits, devoirs et responsabilités de chacun, ce qui est un progrès pour tous, car la sortie de la féodalité signifie aussi sortie du règne de l’arbitraire. L’idée que des règles puissent être établies pour tous, donc aussi pour les puissants, aura des conséquences majeures pour tous les réformistes et tous les révolutionnaires à venir, mais nous nous égarons.

Le droit de propriété est, disons-le, capital. C’est la pierre sur laquelle se construit l’édifice. Le droit de propriété intellectuel l’est aussi – le brevet apparaît à Venise dès 1421. L’existence de tribunaux aptes à trancher des litiges entre capitalistes et entre eux et les autres l’est également, quoiqu’on observe encore aujourd’hui, à l’international, de nombreuses chambres d’arbitrages privées non appuyées sur un État. La capacité d’ouvrir ou de fermer les frontières du territoire national pour faire succéder des phases de protectionnisme – donc de croissance « en serre » des jeunes pousses capitalistes – et de libre-échangisme – donc d’exportation dans des marchés non protégés des avantages comparatifs accumulés pendant la période de serre –, sont impensables sans la collaboration active de l’État.

Un autre élément est essentiel pour la compréhension du capitalisme moderne : la distinction apparue, au tournant du XIXe et XXe siècle, entre d’une part l’individu – ou la famille – capitaliste et l’entreprise capitaliste. En effet, la création légale de la corporation, ou de la Société anonyme, fait naître un nouveau type de personne, une « personne morale », qui possède et gère le capital au nom de propriétaires nombreux et changeants : les actionnaires. La législation entourant ces nouvelles personnes a pour effet de les soustraire à un certain nombre de responsabilités qu’encourrait une personne normale – avoir pollué un cours d’eau, produit un bien défectueux ou dangereux ou maltraité un jeune salarié. Il faut pour modifier ce statut qu’une loi spécifique les rendent responsables, ce que l’essentiel de la législation, depuis le New Deal jusqu’aux règlementations environnementales, prendront un siècle à faire, bien imparfaitement. Ces personnes morales peuvent certes être tenues légalement responsables d’infraction à la loi, et donc contraintes à verser amendes et compensations. Cependant leurs cadres supérieurs, donc les décideurs, ne peuvent généralement pas être jugés personnellement responsables d’infractions pénales, et donc incarcérés, comme ce serait le cas pour une personne physique. De plus, en cas d’échec économique, la corporation peut fermer ses portes, disparaître, et s’extirper ainsi de toute responsabilité qu’on pourrait lui imputer par la suite. L’impunité est donc une caractéristique essentielle de l’entreprise incorporée (ci-après nommée : corporation).

La création puis la domination de la corporation crée, ou du moins amplifie, plusieurs dynamiques.

La liberté de l’actionnaire d’acheter et de vendre ses actions en bourse rend la corporation plus aveuglément concentrée sur l’obligation de fournir à ses actionnaires actuels et potentiels un profit net, un rendement sur son action, au moins aussi important que ceux des autres entreprises. Sinon, les actionnaires vendront leurs actions pour en acheter ailleurs, au détriment de la valeur de la corporation d’origine et de l’emploi de ses cadres supérieurs, interchangeables.

Cette obligation, combinée à l’impunité personnelle, incitent les corporations à réduire le coût de leurs produits – pour les rendre plus concurrentiels – en rejetant vers d’autres, à l’extérieur de l’entreprise, plusieurs des coûts. Ce qu’on appelle les « externalités ». Ainsi, à moins d’obligation légale, les coûts environnementaux sont laissés en plan, les coûts d’infrastructure sont laissés à l’État, les coûts de santé découlant d’accidents du travail également, etc. Il s’agit d’un principe où, sans intervention légale, la corporation a intérêt à ne pas être un citoyen modèle, sous peine de perdre ses actionnaires.

Ce processus a des conséquences logiques. Si un État veut intervenir pour lui imposer des obligations – rendre « internes » les « externalités »– la corporation aura intérêt à user de ses ressources financières pour influencer la décision politique en sa faveur : lobbying, financement électoral, corruption. Si elle n’y arrive pas dans son pays d’origine, la corporation a intérêt à déplacer son activité de production dans un autre État où ces obligations n’existent pas.

La corporation a intérêt à trouver quelque part sur le globe des zones où elle obtient un avantage quelconque sur ses coûts, y compris fiscaux. D’où la popularité et la croissance des paradis fiscaux, véritable trou noir de la fiscalité internationale.

L’ensemble des corporations, valorisant la stabilité de règles existantes plutôt que l’inconnu de règles qu’elles ne connaissent pas, ont également intérêt à empêcher l’adoption de normes internationales, qui auraient au moins le mérite de les traiter toutes sur le même pied. Elles craignent – non, elles savent – qu’il se trouvera toujours parmi elles des concurrentes qui réussiront à contourner ces règles et à en tirer donc un avantage comparatif.

On constate donc que, tapie dans la logique de ce qui est devenu le principal cadre légal du développement économique, se cache un incitatif fort vers le comportement le moins éthique et le moins socialement responsable possible. Toutes les avancées sur les lois du travail, la protection du consommateur ou de l’environnement sont des amendements à cette règle.

Nous en sommes donc à une version épurée de notre définition du capitalisme :

1)      La création d’une somme de capital gérée en soi, investie et réinvestie librement, dans le but d’en accroître le montant ;

2)      La création d’un véhicule, la corporation, dont la raison d’être est la maximisation du profit sans égards envers les impacts sociaux ou environnementaux et dont la situation par défaut est l’impunité.

Ce capitalisme, en compétition forte pour l’accumulation de profit et l’attraction d’actionnaires, est constamment à la recherche de nouveaux espaces d’action et tend donc à vouloir transformer en marchandise l’ensemble de l’activité humaine et de l’environnement : de l’eau à la santé, de la culture aux rapports sexuels, sans oublier les salariés, réduits à un coût parmi d’autre, un intrant. (Quoique toute une industrie de la consultance estime que des salariés traités comme des partenaires génèrent la moitié de l’innovation de chaque entreprise, donc de son potentiel de croissance. Une variable qui ne semble cependant jamais passer au premier rang, lorsque vient le temps des restructurations et des délocalisations.)

Ces mécanismes ont les effets pervers que l’on sait, mais également pour résultat une explosion de la richesse. Comme l’écrit la politologue Sheri Berman, « sans les incroyables résultats économiques générés par le fonctionnement de marchés relativement libres, les améliorations majeures des conditions de vie de la grande majorité des habitants d’Occident n’auraient pas été possibles. Sans les protections sociales et les réglementations des marchés imposés en retour par les États, les bénéfices du capitalisme n’auraient pas été aussi largement répartis. » Le débat à gauche fut longtemps de savoir si cette richesse n’était finalement que le résultat du pillage du Sud par le Nord, donc un déplacement plutôt qu’une création de richesse. La remontée des niveaux de vie de plus de la moitié de l’humanité au cours du dernier quart de siècle – Inde, Chine, une partie de l’Asie du Sud Est, les progressions enregistrées en Amérique du Sud – invalide cette hypothèse.

Selon Gary Gardner, du Worldwatch Institute de Washington, la richesse mondiale moyenne par personne a augmenté de 500% entre 1900 et 2000. Cette richesse est certes absurdement inégalement répartie – selon l’ONU, les 2% de la population les plus riches détiennent la moitié des avoirs mondiaux. Reste que « plus d’un quart de la population du globe, ajoute Gardner, appartient maintenant à la classe mondiale des consommateurs – des gens qui vivent au-dessus du seuil européen de la pauvreté. Presque la moitié se trouvent dans les pays en développement ». Ce qui équivaut à 750 millions dans les pays en voie de développement. L’argument ultime est celui de l’espérance de vie. Au début du 20e siècle, l’espérance moyenne mondiale de durée de vie était de 30 ans. Au début du 21e siècle, de 67 ans.

Le pillage existe, à grande échelle. Mais, comme l’écrit Berman, « le capitalisme n’est pas un jeu à somme nulle – à long terme les marchés relativement libres peuvent produire de la richesse nette plutôt que simplement la déplacer d’une poche à une autre. »

Nulle part en Occident, nulle part sur le globe, il n’existe de société capitaliste pure. Toutes les économies sont mixtes. Dans chaque nation, une partie de l’activité appartient à l’État – éducation, voirie, santé – même si les tentatives de « marchandisation » de plusieurs de ces services sont en cours. Dans chaque nation, une partie de l’activité est produite par des coopératives, groupes sociaux, par le bénévolat. Même la corporation contient, en fait invite, une participation publique par le biais de subventions, de garanties de prêts, de financement d’infrastructures publiques. Seuls les libertariens sont des capitalistes conséquents lorsqu’ils rejettent toute intervention de l’État, subventions ou réglementations, dans la marche de l’entreprise. Ils ne lui confèrent que l’obligation de soutenir le cadre légal et d’assurer la sécurité publique.

Nous avions l’habitude de dire, avec Lionel Jospin, « Oui à l’économie de marché, non à la société de marché ». Certes, mais cela implique que l’économie n’est que de marché. Il est plus juste de dire que nous vivons dans des économies avec marché et intervention publique. Comme l’explique l’économiste français Christophe Ramaux, « raisonner en termes d’économie de marché, c’est ravaler au rang de simples accessoires ce qui lui échappe pour tout ou partie : l’État social, en particulier,  avec ses quatre piliers que sont les services publics, la protection sociale, le droit du travail (et à la négociation collective) et les politiques économiques (monétaires, budgétaires, industrielles, commerciales, etc.) de soutien à l’activité et à l’emploi. »

C’est pourquoi Geoff Mulgan, l’ancien conseiller de Tony Blair, a raison d’écrire que « les démocraties ont plusieurs fois réussi, dans le passé, à dompter, guider et raviver le capitalisme. Elles ont empêché la vente et l’achat de personnes, de votes, de ministres, du travail des enfants et des organes et elles ont imposé droits et règles, tout en investissant des ressources pour financer les besoin du capitalisme en innovation technologiques et en formation de la main d’œuvre. De ce mélange de conflit et de coopération, le monde a accompli les extraordinaires progrès du dernier siècle. »

La difficulté supplémentaire, aujourd’hui, tient au fait que les « externalités environnementales » viennent demander paiement. Selon le GIEC, (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), le maintien ou le prolongement de l’activité économique humaine sur sa trajectoire actuelle mènera à une augmentation du climat de plus de 2° centigrades, au-delà duquel est franchi un seuil de non-retour vers des perturbations climatiques provoquant un coût humain massif, dont un milliard de réfugiés environnementaux. Et un coût économique, selon le rapport britannique Stern de 2006, d’une contraction de 5 à 20% de l’économie mondiale, soit l’équivalent de la crise de 1929.

Pour l’éviter, l’Union européenne, se basant sur les hypothèses médianes du  GIEC, estime qu’il faudrait réduire d’ici 2050 de 50% les émissions globales de gaz à effet de serre par rapport aux émissions de 1990. Ce qui signifie une réduction de 80% en Occident – ce qui semble outrageusement optimiste – et une réduction significative dans les pays émergents – ce qui semble contraire à la réalité de l’augmentation forte d’utilisation du charbon en Chine et en Inde. Si l’objectif était cependant atteint, la planète n’aurait que 50% de chances, toujours selon le GIEC, d’éviter le dépassement de 2°.

Voilà pour l’effet de serre, mais il faut y ajouter la protection de la biodiversité. Selon les indicateurs développés depuis la signature de la Convention sur la biodiversité de 1992, la planète peut offrir globalement à l’humanité une « moisson » annuelle de 2,1 « acres globaux » par personne. Jusqu’au milieu des années 1980, malgré des destructions locales massives et souvent irréversibles, nous étions, globalement, en-deçà de cette récolte. Depuis, nous avons largement dépassé ce point d’équilibre, atteignant 2,7 en 2005, soit 30% de trop. Les Américains sont les plus gros consommateurs (à 9,4 par personne), les Canadiens à 7,1, les Québécois à 6. Les Européens sont à 4,1 et les Chinois viennent tout juste de franchir, vers le haut bien sûr, la barre des 2,1. Si la tendance actuelle de la production et de la consommation humaine se maintient, la surconsommation sera, en 2030, de 100%, provoquant un risque d’effondrement de plusieurs écosystèmes.

arton10338-38cefDéjà, les indices composites mesurant le niveau de renouvellement des espèces chutent dangereusement, Entre 1970 et 2005, les espèces terrestres ont chuté de 34%, des espèces marines de 14% et des espèces d’eau douce de 35%. Sur la même période, l’indice de renouvellement des espèces vivant dans les forêts tropicales a chuté de 66%. L’indice pour les oiseaux a chuté de 20% et celui des mammifères de 19%. Selon les estimations, de 5 à 20% des 14 millions d’espèces (faune et flore) sont menacées. La santé humaine est affectée : au moins deux millions de personnes meurent prématurément chaque année de la pollution de l’air, la disponibilité d’eau potable par personne est en déclin dans plusieurs régions et l’eau contaminée est toujours la première cause de maladie au monde. En occident en particulier, les maux sociaux tels l’obésité et la dépression atteignent des niveaux jamais observés dans l’histoire humaine. (En 1967, 2% des Américains de 35 ans avaient connu un épisode dépressif. En 2007 : 15%.) Un freinage rapide et multiforme est nécessaire.

Ces éléments nouveaux, ces périls imposés à l’humanité par le fonctionnement actuel du capitalisme, ajoutent des défis colossaux à toutes les tentatives précédentes de réforme et posent avec plus qu’acuité qu’auparavant la question de l’organisation de l’activité économique.

(La suite, ici.)