C’est l’histoire d’un garçon choyé, au berceau, par la fée canadienne. Enfant, lorsqu’on lui demandait son adresse, il répondait tout naturellement: le 24 Sussex. Son père ? Le fondateur du Canada moderne. Le nom qui apparaît sur son certificat de baptême, Trudeau, est celui qui épouse le mieux les contours idéologiques du pays. Le rejeton parle d’ailleurs aisément les deux langues devenues, grâce à son père, officielles. Le bilinguisme est à ce point ancré en lui que, au début, le jeune adulte parlait le plus souvent les deux langues dans la même phrase, un exploit. Surtout, celui qui a abordé la vie adulte comme prof de théâtre adepte du blackface ne se serait jamais hissé aux hautes fonctions maintenant les siennes sans l’aura qui entoure son nom de famille.
Bref, Justin a, plus que tout autre Canadien vivant, de bonnes raisons de bénir le pays qui l’a vu naître. Je laisse aux successeurs de Sigmund Freud le soin d’expliquer par quel mécanisme obscur l’enfant béni du Canada a creusé dans sa psyché un vide identitaire tel qu’il entraîne le pays tout entier dans une expérience historiquement inédite dans l’espoir, probablement vain, de connaître un jour la plénitude.
On avait eu un premier signe de l’ampleur du vide lors de l’entrevue qu’il avait donnée, au faîte de sa popularité après son élection en décembre 2015, au New York Times Magazine. Invité à définir l’identité canadienne, sa raison d’être, Trudeau-fils déclara : « Il n’y a pas d’identité fondamentale, pas de courant prédominant au Canada. » Seulement des valeurs qu’on peut trouver dans toute société démocratique avancée: « l’ouverture, le respect, l’empathie, la volonté de travailler fort, d’être présent l’un à l’autre, la quête de l’égalité et de la justice. Ces qualités font que nous sommes le premier état post-national. »
Un pays sans nation, donc sans récit national, sans héros ou grands tournants à célébrer. Un bateau ouvrant grandes les voiles de « aimons-nous les uns les autres » mais sans quille pour imprimer une direction. Pas sûr que Pierre Elliott, qui a consacré sa vie à construire une nation canadienne moderne, distincte et crédible, ni britannique, ni étatsunienne, ni provinciale, ni surtout québécoise, mais dotée d’un gouvernement central fort, garant de l’intérêt national et des droits des individus, serait d’accord avec la légèreté affichée par son rejeton.
À la veille de la fête nationale du Canada — autre héritage de Trudeau père, le jour ayant été peu souligné avant son règne — Trudeau fils nous en a révélé un tantinet davantage, en 2017, sur son état de manque identitaire.
Il s’est lancé dans un témoignage éloquent et assez juste sur les immigrants. « Je crois que pouvoir choisir, plutôt que d’être Canadien par défaut, est une sensationnelle affirmation d’attachement au Canada. » Pas faux. Il a dit aussi: « Chaque fois que je rencontre des gens qui ont fait le choix délibéré, dont les parents ont choisi le Canada, je suis jaloux. »
Jaloux ? C’est un peu fort. Mais il est maître de ses émotions. Voici cependant l’extrait clé: « Vous avez choisi ce pays. C’est davantage votre pays que ce ne l’est pour les autres car nous, nous le tenons pour acquis. »
Un rubicond conceptuel est franchi ici, dans cette hiérarchie entre les nouveaux arrivants et les natifs. Dans cet univers mental, le citoyen migrant est plus canadien que tous ceux qui l’accueillent et qui ont contribué, eux-mêmes et leurs ancêtres, à construire le pays avec un succès et une compétence telles qu’il est devenu un des plus attrayants au monde
Lorsqu’on saisit l’ampleur de l’inversion identitaire à l’œuvre dans l’esprit du chef du gouvernement, tout s’éclaire. Jaloux de ne pas être né ailleurs, il a longtemps souhaité être l’autre, arborant les costumes et les symboles de nations qui, elles, affirment sans complexe leurs identités, histoires, valeurs et différences. Il le ferait encore si cette obsession n’avait atteint, lors de son voyage en Inde, un paroxysme décrié là-bas comme ici.
Pendant la crise syrienne, son message sur twitter invitant tous les réfugiés du monde à venir s’établir chez nous, provoquant une vague de demandes qui a donné naissance à l’absurde chemin Roxham, doit se lire non seulement comme un geste d’empathie, mais comme une occasion saisie de faire entrer chez nous des gens qui, puisqu’ils nous choisissent, sont plus Canadiens que nous. Son refus, depuis cinq ans, de prendre une simple mesure administrative pourtant à sa disposition — la suspension unilatérale de l’accord des pays tiers sûrs — pour mettre fin au spectacle désolant d’une frontière incontrôlée, témoigne de sa satisfaction d’avoir ouvert cette voie rapide.
Aux membres du gouvernement Legault qui prient le grand frère fédéral de lui céder un meilleur contrôle, au moins linguistique, de l’immigration, Justin Trudeau et ses ministres ont pris l’habitude depuis septembre de toujours répondre à côté de la question. Bien sûr qu’on peut aider le Québec à en avoir plus, répètent-ils. On peut penser qu’ils trouvent la blague très bonne. Mais on doit conclure que derrière le mépris déguisé en sarcasme se cache une vraie conviction: avoir davantage d’immigrants est la seule réponse en magasin. Il n’y en a pas d’autres.
Le dernier épisode est évidemment l’adhésion du premier ministre au rêve pharaonique de faire passer le Canada de 38 à 100 millions d’habitants d’ici la fin du siècle, à coups d’un demi-million par an (pour l’instant), sans compter les temporaires. Ce qui devrait mécaniquement obliger le Québec à en accueillir 112 00 par an, sous peine de voir son poids politique s’effriter rapidement dans la fédération.
Il faut ajouter à ce désir d’être immigrant l’enthousiasme avec lequel Justin Trudeau lime les fondements identitaires restants du pays. Son père avait toujours refusé la politique de la contrition. Jamais il ne s’excusait pour des méfaits commis dans l’histoire du pays. La génération actuelle n’est pas redevable des péchés des anciens, pensait-il. Mieux valait créer, ici et maintenant, une « société juste » que de rouvrir les plaies d’hier. Cela se discute. Mais si, comme son fils, on choisit l’autre voie, il faut savoir doser. Or la charge accusatrice déployée depuis son arrivée embrasse la totalité du récit canadien. Du père fondateur génocidaire, John A. Macdonald, à l’affirmation, par Justin, que la totalité des institutions du pays sécrètent le racisme systémique, on cherche en vain où et quand le Canada fut une épopée des plus brillants exploits. Peut-on faire un lien entre cet assaut sur l’histoire du pays et le fait que les citoyens qui sont nés au Canada ne sont que 47% à avoir une vision très positive de leur pays, alors que ceux nés ailleurs sont nettement plus enthousiastes, à 58 % ?
Dans un récent essai, l’ancien chroniqueur du Globe and Mail, Jeffrey Simpson, exprime une saine inquiétude. « Il est parfaitement approprié de revisiter l’histoire et de mettre en lumière des enjeux qui avaient été occultés. Il est salutaire qu’un pays regarde en face ses faiblesses passées. L’histoire est propagande lorsqu’elle ne met en scène que ses aspects positifs. Mais l’histoire est aussi propagande lorsque l’intérêt porté aux erreurs du passé occulte les réalisations du pays. Lorsque cela arrive, ce qui est le cas aujourd’hui, nous ne sommes plus en présence d’une version complète de l’histoire mais plutôt des agendas politiques du moment. »
Je ne dis pas que Justin Trudeau est parfaitement conscient de chacun des éléments de la transformation qu’il fait subir au pays. Mais la somme de ses actions pointe dans la même direction. La dévaluation de l’histoire canadienne, pour ne pas dire sa diabolisation, n’est-elle pas une raison de plus de privilégier un remodelage démographique qui fait entrer ici des millions de gens qui ne sont coupables d’aucune des exactions dont nous, les natifs, sommes les héritiers ?
Son legs apparaît sous cette lumière plus facile à comprendre. Il est en train de réussir à faire du Canada un pays ou la majorité des habitants n’auront pas le désavantage — le stigmate ? — d’être nés ici, donc d’être Canadiens par défaut, donc d’avoir encore (surtout nous, coupables de privilège blanc) dans nos comptes en banque des résidus de l’exploitation quatre fois centenaire des premiers habitants et de toutes les minorités (italiens, allemands, chinois, noirs) qui, à ces époques, nous ont choisi pour leur plus grand malheur.
Grâce à Justin Trudeau, ce complexé, ce jaloux, la majorité des 100 millions de citoyens que comptera le pays aura d’ici la fin du siècle choisi le Canada, cette page blanche sur laquelle chacun invente son chemin au gré de son bagage, plutôt qu’en s’inscrivant dans le sentier tracé avant eux par ceux qui ont fait le pays. Car c’est entendu, ils l’ont tracé si mal qu’ils méritent de devenir eux-mêmes une minorité, un îlot du passé baignant enfin dans une foule neuve, intacte, vierge de tous nos péchés.
(Une version plus courte de ce texte a d’abord été publiée dans Le Devoir.)
Comment cet homme peut-il être rendu à gouverner un grand pays comme le Canada? Réveillez-vous! Il est minuit moins 5. Il y a péril en la demeure.
D’accord mais en soulignant que la langue hyper majoritaire des 100 millions sera l’anglais. Ce fait conforte profondément le jaloux et cie. Et dans ce scénario, quid du français à Montréal, au Québec?