En 2008, une petite entreprise ontarienne appelée Audmax, agissant avec une subvention fédérale pour l’intégration des femmes immigrantes, a établi une nouvelle politique interne : interdiction de parler français entre salariés.
Comprenez les patrons. Trois musulmanes d’origine maghrébine conversaient ensemble dans la langue de Molière ce qui, selon la direction, était un frein à la « collégialité » entre membres du personnel. Le Toronto Star, qui rapportait récemment l’affaire, nous informe que la compagnie fut sanctionnée par le Tribunal ontarien pour les droits de l’homme. Mais pas pour avoir enfreint la loi sur les langues officielles. Pour discrimination contre une des musulmanes.
Ce cas, relevé par Robin Philpot sur Vigile, est-il emblématique de l’avenir du français au Canada ? Je vous laisse juge. Mais en seulement quelques semaines :
Un GG unilingue ?
* Des voix s’élèvent au Canada pour que le successeur de Michaëlle Jean au poste de Gouverneur général puisse être un unilingue anglais ;
Hélène Buzetti, du Devoir, rapportait samedi :
un sondage non officiel de TheMarkNews.com a placé le comédien William Shatner (alias capitaine Kirk) en tête de course avec 43 % d’appuis. Suivent ensuite le militant pour les personnes handicapées Rick Hansen (11 %), le chanteur Leonard Cohen (10 %) et l’ancien chef du Reform Party Preston Manning (6 %). Outre M. Cohen, aucun ne parle français. Une page Facebook appuyant M. Shatner a recueilli jusqu’à présent 12 000 signatures. [42 000 ce mercredi soir]
(Faites comme moi, allez voter pour Leonard Cohen ! Pas pour son français, mais parce qu’on aurait le chef d’État le plus cool de l’univers !)
Des juges unilingues à la haute cour ?
* Le Parti conservateur, au pouvoir, tente de bloquer un projet de loi qui l’obligerait à ne choisir, pour ses nominations à la Cour suprême, que des juges bilingues. Rien n’oblige en ce moment le premier ministre à ne désigner que des juristes bilingues, et il y eut de nombreux unilingues anglophones sur le banc. Mais le débat revêt aujourd’hui une acuité particulière et il est notable de voir le parti au pouvoir défendre le principe de l’unilinguisme.
Dimanche, une chroniqueuse du National Post, Tasha Kheiriddin, accusait Michael Ignatieff de vouloir déclencher une « guerre culturelle » en insistant sur la présence de juges bilingues à la Cour suprême.
Ma collègue blogueuse Chantal Hébert mesure l’importance de cette dérive :
Le fait est, néanmoins, qu’en refusant de faire de la capacité de fonctionner dans les deux langues officielles un critère de sélection des juges à la Cour suprême, on instaure, de facto, l’anglais comme langue principale d’une institution nettement plus centrale à la vie publique canadienne que le poste de gouverneur-général.
Habituez-vous !
Il n’est pas dit que les partisans de l’unilinguisme anglais auront gain de cause, cette fois-ci, pour les postes de GG ou de juges. Mais si les partisans du bilinguisme canadien gagnent cette bataille, ce ne sera, pour eux, que partie remise.
La réalité démographique du Canada est celle d’un pays où le français est en perte de vitesse démographique. Depuis le dernier recensement, de 2006, la première langue minoritaire au Canada-anglais n’est plus le français, mais le chinois. Y compris dans le cœur du pays : l’Ontario (16 % chinois, 13 % français parmi les non-anglophones).
Les élites politiques canadiennes actuelles, issues de l’ère Trudeau, présentent encore un remarquable niveau de bilinguisme. Mais hors Québec, seulement 7,4 % des anglophones affirment avoir une connaissance du français. Et on sait que cette donnée est gonflée car quand Statcan avait eu la mauvaise idée, en 1988, d’insister pour savoir si cela voulait dire que ces anglos pouvaient « soutenir une conversation assez longue sur divers sujets », le tiers avaient déclaré forfait. Cette question « dure » ne fut jamais réutilisée.
Le dernier recensement est particulièrement pessimiste en ce qui concerne la génération montante. Même ceux qui apprennent le français n’arrivent pas à le maintenir longtemps, comme l’illustre ce tableau :
On le voit, cela augure mal pour le bassin d’anglo-bilingues disponibles pour combler, dans quelques lustres, des postes de juges, de GG, de haut-fonctionnaires, de député, de ministre, de premier ministre.
Les partisans du bilinguisme institutionnel canadien peuvent donc gagner cette manche. C’est possible. La prochaine sera plus difficile. La suivante, encore plus. Et la suivante, et la suivante…