Le long repos du guerrier

Le siècle des femmes est commencé. Deux questions restent en suspens. À quelle vitesse la prise de pouvoir se fera-t-elle en Occident ? Et qu’en dira Oussama ?

J’ai toujours été fasciné par un propos de la philosophe française Elisabeth Badinter au sujet de la volonté de puissance des femmes. Notant que c’est seulement au cours du dernier siècle, des suffragettes à nos jours, que les femmes ont revendiqué massivement et avec ténacité leurs droits sociaux et politiques, elle s’est demandé pourquoi cela ne s’était pas produit au siècle précédent, ou alors à celui d’avant, ou à l’autre encore. Et elle a supposé qu’il y avait derrière cet éveil un long mouvement de balancier, une sub-conscience collective. Il y eut un moment où les femmes étaient prêtes à prendre le pouvoir et où le mouvement s’est enclenché.

Ce sont en effet les sujets, pas les puissants, qui décident de la date de la révolution. C’est vrai aussi pour les Québécois. Longtemps sous la coupe du pouvoir économique et politique anglophone, c’est en 1960 qu’ils ont collectivement dit : ça suffit ! Ils auraient pu le faire en 1920, ont même tenté de le faire en 1936, si le mouvement n’avait pas été détourné par Maurice Duplessis. Mais il a fallu la révolution tranquille, avec les Lesage, Lévesque, Gérin-Lajoie et Kierans (entourés et aiguillonnés, donnons tout le crédit, par les conseillers Claude Morin, Michel Bélanger, Jacques Parizeau), pour que le Québec prenne le pouvoir. Notez : que des hommes.

En 2006, la montée des femmes s’approche de ce que les sociologues américains appellent le « tipping point », le moment où la somme des petits changements précédents modifie suffisamment l’ensemble pour que le réel bascule. Comme la dernière poussée d’un rocher que l’on hisse au sommet d’une montagne. L’instant d’après, tout déboule. Je ne suis pas le seul à le dire. Voyez cette citation : « le moment des femmes est venu. Non pas pour les femmes, mais pour l’harmonie de la vie tout simplement et pour le bonheur des hommes et des femmes. » Son auteure : Ségolène Royal.

L’affaire n’est pas que politique. Que dans des bureaux d’avocats, des universités américaines, les hommes aux tempes grises appliquent en douce un quota minimum d’embauche ou d’inscription de jeunes hommes, pour contenir l’écrasante majorité montante de diplômés féminins, est le signe du combat d’arrière-garde masculin qui commence dans les lieux intermédiaires du pouvoir. Les taux de décrochage des jeunes hommes, de suicide même, la propension de l’industrie publicitaire – toujours à l’affût des tendances – à dénigrer les hommes dans les publicités, la multiplication sur les grands écrans ces temps-ci de superhéros féminins, le grand retour spirituel de Marie-Madeleine, autant de signes de puissance féminine, de déclin masculin. (Subliminalement, toutes les pubs de Viagra sont des signaux que la virilité a besoin de béquilles. Rien de tel pour la force féminine.)

Mais j’entends déjà mon amie Françoise David rugir : aux sommets du pouvoir, là où les grandes décisions sont prises, nous sommes loin du compte ! Certes, mais la distance pourrait être franchie plus vite qu’on ne le croit, et je ne parle pas que de la nouvelle première ministre chilienne. Le chancelier allemand s’appelle désormais Angela. En France, pays de la misogynie politique crasse, il est maintenant probable que Ségolène Royal soit la candidate présidentielle socialiste – et qui sait ce qui se passera au second tour des présidentielles, l’an prochain. Aux États-unis, la chute de la maison Bush rend pour la première fois crédible l’élection de Hillary Clinton. Faites le compte, cela ferait trois femmes au G7. Juste pour ça, juste pour passer le « tipping point » et donner une majorité féminine dans le lieu central du pouvoir mondial, on se prend à vouloir que Belinda revienne sur sa décision… (Vous me direz, mais le Québec, qui s’est privé de Pauline ? D’abord, ce n’est pas ma faute, j’ai voté pour elle. Mais le Québec est distinct, nous passons directement au premier ministre gai.)

Cette féminisation du pouvoir occidental aura un impact immédiat sur la principale ligne de fracture mondiale. Le monde musulman, qui frémit à la vue de caricatures de Mahomet – qui, pour nous, ne vont pas à la cheville du piquant des dessins de Chapleau même lorsqu’il est très fatigué – réagira bien mal à un Occident dirigé par des femmes dévoilées, désinhibées, ambitieuses, puissantes, déterminées.

Le vrai clash des civilisations commencera-t-il là, avec l’irruption du pouvoir occidental féminin, condition aggravante pour les mollahs et les partisans d’Oussama ? Y aura-t-il plutôt un réveil des femmes musulmanes, déplaçant la ligne de fracture vers l’intérieur des sociétés où règne l’islam, provoquant une salutaire crise interne débouchant sur une réforme et une modernisation ?

Qui peut le dire ? Les femmes ont décidé de prendre le pouvoir. Elles sont sur le point de le prendre. Ce sera fascinant, assurément. Pour nous, les hommes, commence le long repos du guerrier. Notre réveil sonnera, c’est sûr. Rendez-vous dans quelques siècles.

Ce contenu a été publié dans Femmes et féminisme par Jean-François Lisée. Mettez-le en favori avec son permalien.

À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !