Le titre de l’éditorial du Globe and Mail de vendredi dernier était éloquent: « Biffez le mot ‘multiculturalisme’ du vocabulaire national« . Non, les penseurs du journal de l’intelligentsia canadienne ne veulent pas tourner le dos au concept qui définit la politique de citoyenneté du pays depuis 40 ans. Mais ils admettent que son label, le mot, est à ce point discrédité qu’il faudrait en changer.
Un peu comme nos penseurs québécois ont inventé le mot « interculturalisme » pour ne pas utiliser le terme, honni au Québec, de l’invention trudeauiste. Certes, l’artifice est faible: mon collègue de l’UdeM Daniel Weinstock a déclaré publiquement que c’était essentiellement la même chose et Charles Taylor, le jour de la sortie du rapport portant pour moitié son nom, expliquait à la CBC que « l’interculturalisme, c’est le multiculturalisme avec un ajustement » (with a twist), cet ajustement étant le fait français au Québec.
Reste que l’éditorial du Globe est symptomatique. Lorsqu’une idée, ou une marque de commerce, est en déclin, on commence par en changer l’intitulé. (Et les éditorialistes du Globe écrivaient ce jeudi que le problème du Multikulti en Allemagne est que les Allemands n’avaient pas bien appliqué les préceptes de sa variante canadienne.)
Il y a toujours eu, dans la classe intellectuelle canadienne, des voix s’opposant au multiculturalisme. Le plus connu est évidemment l’auteur Neil Bissoondath, qui a pris racine au Québec.
Le problème des enclaves ethniques
Mais parmi les voix influentes qui pèsent dans le débat, on compte celle du sondeur et analyste (et ex-conseiller de Mulroney) Allan Gregg. Dans le magazine torontois Walrus, Gregg a lancé un gros pavé dans la mare du multicul en 2006 dans l’article intitulé : « Crise d’identité : le multiculturalisme : un rêve du vingtième siècle devient une énigme du vingt et unième siècle »
On y lisait notamment cet argument souvent repris par les critiques canadiens du concept:
Alors que les visiteurs sont souvent ébahis par le mélange multiculturel visible sur les rues de nos villes, on perçoit de manière croissante les fractures s’installer dans la mosaïque canadienne, et les groupes ethniques pratiquer l’auto-ségrégation.
En 1981, Statistique Canada avait répertorié six ‘enclaves ethniques’ au pays, c’est-à-dire des communautés dont plus de 30% des membres viennent d’une minorité visible. Vingt ans plus tard, Statistiques Canada a identifié dans rapport sur les « Quartiers de minorités visibles à Toronto, Montréal et Vancouver » une explosion du nombre de ces enclaves, à 254.
D’autres auteurs notent également que si le multiculturalisme pouvait fonctionner pour les cohortes précédentes d’immigration, essentiellement européennes, les nouvelles cohortes de minorités visibles, notamment sud-asiatiques, s’intègrent beaucoup moins facilement et ont tendance à rester dans les enclaves ethniques après la seconde génération, ce qui est préoccupant.
Les échecs européens du multiculturalisme ont un impact sur la nature du débat canadien et alimentent une angoisse palpable, chez deux Canadiens sur trois, quant à l’intégration des minorités visibles.
Dans son rapport du début 2010 pour le gouvernement fédéral, l’intellectuel pro-multiculturalisme Will Kimlicka admet que le concept-clé de l’édifice social canadien est désormais sur la défensive:
C’est ce thème – la situation européenne présageant de l’avenir du Canada – qui a dominé le débat public sur le multiculturalisme au Canada au cours des dernières années. De nombreux commentateurs sont convaincus que le Canada suit la route tracée par l’Europe et surveillent donc constamment la situation dans l’espoir de relever une preuve, aussi mince soit-elle, qu’on retrouve au Canada la même ségrégation qu’en Europe, le même isolement, les mêmes préjugés et la même polarisation.
Kimlicka estime que ces critiques font fausse route et il argumente avec force. Mais la situation politique n’est plus celle des Trudeau et Mulroney, les grands promoteurs de la politique multicul. Au contraire, le gouvernement Harper semble de plus en plus tiède envers cette politique et, bien qu’il fasse une cour active aux groupes ethniques pour bâtir sa propre coalition de conservateurs économiques et sociaux, ses politiques en matière d’immigration et de réfugiés relaient le malaise grandissant de l’encore majorité blanche du pays.
Le recul du multicul, côté cour
Les tribunaux canadiens ont été, au fil des ans, les grands promoteurs du multiculturalisme. Dans l’affaire du Kirpan de 2006, la Cour Suprême a probablement exprimé avec le plus de vigueur le primat de la différence — le droit de porter une arme blanche, inoffensive mais religieusement symbolique, dans une école publique où toutes ces armes sont prohibées — sur les règles communes d’une société laïque.
Une récente décision du plus haut tribunal ontarien posant le principe général que les musulmanes peuvent témoigner avec un voile intégral est l’exemple le plus récent — et le plus extrême — de cette tendance.
Cependant, comme l’indique le mémoire déposé ce mardi (pdf) par les signataires du Manifeste pour un Québec laïque (transparence totale: j’ai signé le manifeste), des brèches commencent à apparaître dans la carapace multiculturelle juridique.
D’abord en 2007, la Cour a rejeté les prétentions d’un citoyen juif dans une affaire de divorce. La décision affirme la validité de règles et de valeurs communes face aux différences d’origines religieuses:
le droit à la protection des différences ne signifie pas que ces différences restent toujours prépondérantes. Celles‐ci ne sont pas toutes compatibles avec les valeurs canadiennes fondamentales et par conséquent, les obstacles à leur expression ne sont pas tous arbitraires.
La Cour suprême devient plus hardie en 2009. Contrairement à tous les tribunaux inférieurs — qui suivaient la jurisprudence antérieure — la Cour validé la législation de l’Alberta imposant la photographie obligatoire sur les permis de conduire, même pour les membres d’une communauté religieuse s’y opposant.
La Cour a tiré cette conclusion, surprenante à deux égards. Lisons d’abord:
Étant donné les multiples facettes de la vie quotidienne qui sont touchées par la religion et la coexistence dans notre société de nombreuses religions différentes auxquelles se rattachent toute une variété de rites et de pratiques, il est inévitable que certaines pratiques religieuses soient incompatibles avec les lois et la réglementation d’application générale.
La Cour ajoute:
la Charte garantit la liberté de religion, mais ne protège pas les fidèles contre tous les coûts accessoires à la pratique religieuse. Plusieurs pratiques religieuses entraînent des coûts dont la société juge raisonnable qu’ils soient supportés par les fidèles.
Surprenant, donc, parce que la Cour affirme maintenant le primat de règles sociales communes sur la liberté religieuse. Elle indique clairement qu’il appartient aux citoyens qui choisissent une pratique religieuse exigeante de s’accomoder des règles communes, et non l’inverse. C’est la signification des mots « coûts … supportés par les fidèles ».
Surprenant finalement, parce qu’on n’avait pas lu autant de gros bon sens dans un jugement canadien sur ce sujet depuis, disons, 1986, quand le juge Dickson avait écrit, au sujet de l’existence du dimanche comme jour général de repos : « Notre société est collectivement dans l’impossibilité de répudier son histoire, y compris l’héritage chrétien de la majorité.»
Ces décisions, surtout les deux les plus récentes, indiquent que sans toutefois rejeter le concept de multiculturalisme — la Cour ne le peut pas, ce concept est constitutionnel — les juges commencent à intégrer et à traduire en termes juridiques le ressac provoqué par une approche jusqu’ici jusqu’au-boutiste de la valorisation des différences.
Le multiculturalisme canadien n’est pas mort. Mais il n’est plus triomphant. Ni dans l’opinion, ni dans l’intelligentsia, ni au gouvernement, ni même dans les hautes sphères du droit.
Pour le Québec, c’est une bonne nouvelle. Cela signifie que, demain, un gouvernement du Parti québécois qui voudrait redéfinir concrètement et juridiquement une identité et une citoyenneté québécoise laïque se heurterait à une résistance moins déterminée du Rest-of-Canada.
Pour le Rest-of-Canada, cependant, l’avenir est périlleux. Reste à voir si la redéfinition de ce fondement du vivre-ensemble canadien se fera via une transition douce vers un nouveau point d’équilibre ou dans un repli plus brusque générateur de tensions.
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