Le sabre et le goupillon

Jusqu’ici, la lutte pour l’inclusion marchait sur la pointe des pieds lorsqu’il s’agissait des religions. Le groupe consultatif de la ministre de la Défense nationale sur le racisme systémique et la discrimination vient de faire voler ce tabou en éclats avec une radicalité stupéfiante ! Le rapport est long de 131 pages, mais un graphique suffit à faire sa démonstration principale. Les groupes minoritaires sont tous sous-représentés au point d’entrée dans l’armée, mais plus les militaires montent en grade, moins on trouve de femmes et de gens de couleur. Sachant que la compétence et la bravoure se moquent de la pigmentation de la peau ou de la disposition des chromosomes, rien ne peut expliquer que les promotions soient, en moyenne et à travers le temps, si inégalement réparties.

La nouveauté se cache dans la section portant sur l’aumônerie. Car subsiste dans l’armée un service d’accompagnement spirituel et religieux, comme au temps où, dans les syndicats catholiques québécois, il y avait un confesseur attitré aux âmes ouvrières. Le rôle des aumôniers est ainsi défini : ils sont « chargés de favoriser la prise en charge spirituelle, religieuse et pastorale des membres des Forces armées et de leurs familles ».

C’est moins bénin qu’il n’y paraît, soulignent les auteurs, car « la religion peut être une source de souffrance et de traumatisme générationnel. C’est particulièrement vrai pour de nombreux membres lesbiennes, gais, bisexuels, transgenres, queers et bispirituels de la société canadienne. De plus, les peuples autochtones ont subi des traumatismes générationnels inimaginables et ont été victimes d’un génocide aux mains de chefs religieux chrétiens, par le biais d’initiatives telles que les programmes de pensionnats et d’externats autochtones ».

Le passé religieux est en effet assez lourd. Mais il y a aussi le présent. Les auteurs visent cette cible : « Actuellement, certains aumôniers représentent une religion organisée ou sont affiliés à une religion organisée dont les croyances ne cadrent pas avec celles prônant un milieu de travail diversifié et inclusif. » En effet, « l’exclusion des femmes de la prêtrise par certaines églises enfreint les principes d’égalité et de justice sociale, tout comme les notions sexistes ancrées dans leurs dogmes religieux. En outre, certaines religions ont des principes stricts exigeant la conversion de ceux et celles qu’elles considèrent comme des “païens” ou “païennes” ou qui appartiennent à des religions polythéistes ».

Diantre ! On croirait lire le rapport écrit par le Conseil du statut de la femme du Québec en 2011 qui proposait l’interdiction des signes religieux au sein de l’État. Que faire de cette pénétrante lucidité ? Le président français Georges Clemenceau avait dénoncé en son temps « l’alliance du sabre et du goupillon » pour décrire les rapports trop étroits entre l’État armé (le sabre) et l’Église, le goupillon étant l’arrosoir d’eau bénite utilisé pendant les messes. Les auteurs ont une petite idée de la façon de régler ce problème : « Si l’Équipe de la Défense rejette la discrimination fondée sur le sexe, la discrimination anti-Autochtones et la discrimination racisée dans tous les autres domaines et qu’elle s’efforce d’éliminer les obstacles systémiques à l’emploi des personnes marginalisées, elle ne doit pas permettre l’embauche de représentants d’organisations qui marginalisent certaines personnes […] »

Cela semble un peu raide, non ? Les opposants à la loi 21 ne cessent de souligner que des gens qui adhèrent à des religions misogynes ou homophobes sont, individuellement, beaucoup plus ouverts. Le comité ne mange pas de ce pain-là : les aumôniers de ces religions ne peuvent être embauchés même s’ils « se dissocient des politiques de la religion qu’ils ont choisie ». Voyez ? Même si un catholique, un juif ou un musulman se prétend beaucoup plus cool que ce qu’affirme le pape, le grand rabbin ou l’ayatollah, ce n’est pas une excuse. Il représente une religion non inclusive, fin de la discussion ! Rendu là, ne faudrait-il pas tout simplement séparer l’Église et l’État, le sabre et le goupillon, offrir aux militaires un conseiller éthique ou psychologique laïque et, pour la religion, lui dire de la pratiquer à ses heures, en privé ? Il paraît qu’il y a un terme pour ça : la laïcité. Le rapport ne va pas jusque-là. Il ne faut plus embaucher des gens affiliés aux grandes religions, certes, mais il faut sélectionner à la place ceux qui représentent « de nombreuses croyances, y compris des formes de spiritualité au-delà des croyances abrahamiques », c’est-à-dire chrétiennes, juives et musulmanes.

On aimerait connaître la liste de ces croyances, mais la seule indication donnée concerne les « gardiens et gardiennes du savoir autochtone ». Mais pour les embaucher, il faut lever un obstacle important. Les autres candidats à l’aumônerie devaient détenir une maîtrise pour accéder à leur fonction. Le rapport propose qu’on donne une équivalence scolaire aux gardiens du savoir des Premiers Peuples. On en aura besoin en grand nombre, car tout un segment du texte est consacré à cette question du respect des pratiques autochtones : « Les programmes destinés aux peuples autochtones ressemblent presque à un effort pour les “faire entrer” afin qu’ils et qu’elles puissent ensuite être assimilés au moule militaire traditionnel sans autre considération pour leur diversité culturelle. Très peu d’efforts sont faits pour promouvoir l’accès aux médicaments traditionnels autochtones ou aux pratiques spirituelles telles que les cérémonies de purification par la fumée. »

Les membres du groupe consultatif ont donné l’exemple en ouvrant chacune de leurs rencontres hebdomadaires par un rituel autochtone évoquant notamment « notre Frère aîné le Soleil, nos Grands-pères les êtres du tonnerre, notre Grand-mère la Lune ». L’absence de figure stellaire non binaire ne semble pas, ici, avoir posé problème.

Donc, pour résumer, on comprend qu’en matière de séparation du sabre et du goupillon, il faut exclure toutes les religions qui y sont actuellement représentées, mais faire une place centrale à la spiritualité autochtone. Bienvenue dans l’ère du sabre et du bâton de purification.


(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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