Le système dont Joyce fut victime (texte intégral)

Lorsqu’on lit, sans filtre ni a priori, le récit de l’hospitalisation, de l’agonie puis du décès de Joyce Echaquan tel que relaté dans le rapport de la coroner Géhane Kamel, on identifie facilement le problème systémique en cause.

Sa condition médicale était grave et nécessitait un suivi régulier, en personne. Des préposés aux bénéficiaires auraient dû venir s’enquérir régulièrement de son état. Ils ne l’ont pas fait. La personne chargée du suivi de la patiente aux urgences aurait dû, selon les normes, être une infirmière. Elle ne l’était pas. Le poste était occupé par une candidate à l’exercice de la profession d’infirmière (CEPI) qui comptait moins de quatre mois d’expérience et qui avait entre cinq et dix patients. Celle-ci était à la fois dépassée par la complexité de la situation et débordée de travail. 

Elle n’était pas inactive, loin s’en faut. En plus de tenter de regarder de temps à autre, par la fenêtre de la chambre, si Mme Echaquan nécessitait une aide pressante, elle appelle l’assistante infirmière-chef pour que quelqu’un vienne l’épauler. Elle se fait répondre de se débrouiller. Elle contacte une préposée, qui lui répond qu’elle gère déjà 38 patients et ne peut donc pas en avoir davantage.

L’évolution parfois imprévisible des symptômes de la patiente nécessitait une présence plus fréquente d’un médecin. Une fois, le médecin qui devait venir prend plutôt une décision de traitement à distance, avec des infos de seconde main. Une autre fois, un médecin ne passe qu’en coup de vent. S’avisant d’une détérioration de la condition de la patiente, la CEPI fait appeler le médecin traitant à plusieurs reprises. En l’absence de réponse, elle fait l’appel au microphone pour qu’il l’entende où qu’il soit dans l’hôpital. « La CEPI a été laissée à elle-même et les chances de survie de Mme Echaquan s’amenuisaient, minute par minute, écrit la coroner. C’est finalement une préposée aux bénéficiaires d’expérience qui prendra l’initiative de forcer le transfert à la salle de réanimation. » Mais ce sera trop tard, et on constatera le décès.

Affirmant qu’il s’agit d’une « mort accidentelle », la coroner ne tourne pas autour du pot le plus important qui soit : si l’hôpital avait disposé de personnel en nombre suffisant pour répondre à ses propres normes, si l’intervenante pivot avait été une infirmière plutôt qu’une novice, Joyce Echaquan serait-elle encore parmi nous, entourée de ses sept enfants ?

Sa réponse est oui. « La situation clinique aurait pu être réversible » écrit-elle, si les lacunes observées avaient été comblées. Oui mais. C’est la surcharge de travail, ont plaidé les intervenants. Un mois avant le drame, une infirmière avisait son chef de service qu’elle refusait désormais d’agir à titre d’assistante aux soins infirmiers car, résume la coroner, «elle n’a pas le temps d’encadrer adéquatement les CEPI et que, à ce rythme, sans les effectifs nécessaires, la santé des patients pourrait être compromise. » Message prémonitoire s’il en est.

Oui, mais le racisme ?

Dans sa brève conclusion, Me Kamel offre l’ordre d’importance des problèmes ayant contribué au décès. Ils sont d’abord médicaux : avoir d’une part forcé la patiente à rester en position couchée alors qu’un médicament anti-sevrage pouvait avoir un effet secondaire que la position assise aurait pu éviter et, d’autre part, l’absence de surveillance adéquate qui aurait pu, ou dû, remédier à ce problème.

Puis, cette phrase : « le racisme et les préjugés auxquels Mme Echaquan a fait face ont certainement été contributifs à son décès. »

En quoi ? Les propos blessants et racistes que nous avons tous entendus sont évidemment condamnables et appellent des sanctions. En fait, c’est pire que vous ne le pensez. « Une fois son décès confirmé, raconte la coroner, des témoins civils entendent le personnel soignant exprimer un soulagement que cette patiente ne soit plus un inconvénient. Ils diront avoir entendu : « Les indiennes, elles aiment ça se plaindre pour rien, se faire fourrer pis avoir des enfants. Pis c’est nous autres qui paient pour ça. Enfin elle est morte. ». À vomir.

La patiente fut, en ce sens, victime de racisme. Mais la Coroner fait-elle la démonstration que le racisme fut une des causes de son décès ? Elle affirme que oui. En conférence de presse, à la question « Si Mme Echaquan avait été une femme blanche, serait-elle vivante aujourd’hui? » La coroner a répondu: « je pense que oui ».

Je n’aurais aucune difficulté avec cette affirmation si elle reposait sur les faits. Quels sont-ils ?

Davantage dans sa conférence de presse que dans son rapport, la coroner affirme que l’infirmière qui a tenu des propos racistes aurait probablement été plus attentive à l’évolution de la patiente qu’elle ne l’a été, si elle avait eu davantage d’empathie. Une plus grande attention, on l’a vu, aurait pu prévenir le décès. C’est une présomption, pas une démonstration.

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La coroner fait surtout référence à un autre facteur. On comprend du rapport que deux médecins posent l’hypothèse que l’agitation de la patiente est due à un sevrage de narcotiques. Pour Me Kamel, il s’agit là d’un préjugé raciste. Elle en veut pour preuve que les analyses obtenues postérieurement indiquent que le niveau de narcotiques dans le sang de la patiente n’étaient pas suffisants pour créer une dépendance.C’est donc sur la base d’un préjugé raciste envers les autochtones qu’un calmant aurait été incorrectement prescrit. C’est ce médicament qu’il ne fallait pas consommer en position couchée. 

Des contre-arguments

La coroner verse cependant dans son rapport deux contre-arguments. Dès le jour de l’arrivée, le personnel demande à une intervenante du Centre de réadaptation en dépendance de vérifier si les symptômes sont liés à un sevrage. Le lendemain matin, Mme Echaquan est consultée directement par un médecin sur sa consommation et elle précise, « consommer du pot 3 x par jour et plus sans toutefois avoir eu de symptômes de sevrage ». Le personnel soignant a peut-être un préjugé, mais procède à deux vérifications pour en tester la véracité. Ils ne prennent donc pas la chose à la légère. Cela n’empêche pas la coroner de condamner sévèrement le personnel soignant pour avoir évoqué cette question. C’est le coeur de son argument au sujet de la responsabilité du racisme dans la mort de Joyce.

Voilà ce qu’on peut lire dans le rapport. Mais un internaute éveillé, Jean-Yves Arès, a attiré mon attention sur l’article de Jessica Nadeau, du Devoir, qui a couvert l’ensemble des audiences et a fait une synthèse du fil des événements, dans lequel on trouve des éléments éclairants que la coroner n’a pas repris dans son propre récit. Voici les extraits pertinents en ce qui concerne cette question centrale du sevrage:

« Le gastro-entérologue Jean-Philippe Blais rencontre Mme Echaquan à son arrivée le lendemain matin, soit le dimanche 27 septembre. Il consulte le dossier : la femme de 37 ans, mère de sept enfants, souffre de diabète et de problèmes cardiaques. Elle porte un défibrillateur. Le dossier indique également que la patiente a un « trouble de personnalité limite » et une « possible dépendance aux narcotiques ».

Il pose les questions d’usage. La patiente répond qu’elle consomme du cannabis sur une base régulière et qu’on lui avait prescrit des narcotiques dans le passé, mais qu’elle ne les prend plus, car elle craint que ça ait un effet sur sa santé à long terme.[…]

En soirée, le Dr Blais reçoit un appel d’une infirmière qui lui indique que la patiente est « très agitée et qu’elle vient de se jeter en bas de sa civière ». Elle évoque un « geste théâtral ».

Le médecin revient à son chevet et diagnostique un « état de sevrage aux narcotiques ». Il prescrit alors une dose de 5 mg de morphine pour diminuer les effets du sevrage. Il refuse la prise en charge et dirige plutôt la patiente vers un médecin généraliste et une intervenante du centre de réadaptation en dépendance pour que ceux-ci puissent établir un plan de sevrage avec la patiente.

Cette nuit-là, Joyce Echaquan n’a pas de médecin attitré. Des infirmières sont toutefois à son chevet. À la demande de la patiente, qui est agitée, elles la mettent sous contention pendant une heure et lui administrent de la morphine. La patiente se calme.

Le lundi 28 septembre, jour de la mort de Joyce Echaquan, c’est la généraliste Jasmine Thanh qui arrive au chevet de la patiente vers les 8 h.

Lorsqu’elle voit la patiente qui est stable, assise sur le bord de son lit et sans douleur, la Dre Thanh la questionne pour savoir ce qui s’est passé la veille. « Elle m’a répondu : “Quand je suis en sevrage, je me mets à crier, je m’agite, ne me reconnais plus. Je shake et je demande qu’on me contentionne.” C’était la première fois que j’entendais un patient qui demandait à être contentionné. » […]

Vers 10 h, Mme Echaquan reçoit un appel d’une intervenante du centre de réadaptation en dépendance, comme prescrit la veille par le gastro-entérologue. Sa médecin traitante, la Dre Thanh, est informée que Mme Echaquan n’a pas de problème de dépendance et qu’aucune intervention n’est nécessaire. »

Ces faits supplémentaires changent considérablement la donne. 1) s’il y a préjugé raciste concernant les narcotiques, il figure déjà au dossier de la patiente. C’eût été une faute professionnelle des médecins de ne pas considérer cette possibilité; 2) Mme Echaquan elle-même affirme avoir réduit sa consommation des narcotiques prescrits et consommer de cannabis au moins trois fois par jour, consommation qui, évidemment, s’est interrompue à l’hôpital; 3) Elle parle elle-même de son agitation lorsqu’elle est en sevrage; 4) Le centre de dépendance contredit le dossier et la patiente.

Bref, nous sommes dans un cas ou le personnel soignant reçoit des informations contradictoires sur cette question essentielle, y compris de la patiente elle-même, et procède aux vérifications nécessaires. Il me semble extrêmement hasardeux d’en tirer un verdict de racisme dans le diagnostic et le traitement. Je note que l’article de Jessica Nadeau retient un élément que la coroner ne cite pas. La tentative de réanimation cardiaque de Joyce Echaquan par le personnel soignant a duré 45 minutes. Ce n’est pas l’attitude de gens pressés de passer à autre chose et de traiter la patiente, comme l’a dit Me Kamel, « comme un chien ».

Ayant tous ces faits en main, et n’en retenant qu’une partie dans son rapport, Me Kamel a choisi de créer l’événement en pointant un coupable : le refus du gouvernement Legault de reconnaître le concept du racisme systémique.

Certes, elle a trouvé du racisme chez le personnel ayant entouré les dernières heures de Joyce Echaquan. Du racisme inadmissible. Ce qui répond à la définition d’une culture de racisme. (Et du mépris. Une des personnes en cause affirme qu’elle aurait été aussi dure envers une mère assistée sociale qu’elle l’a été avec sa patiente autochtone. Malheureusement, on la croit.)

Mais le système qui a coûté la vie à Joyce a un autre nom. C’est le système de santé. Son sous-financement chronique.Ce sujet aurait valu, il me semble, d’apparaître en tête de liste des recommandations.

Je serais curieux de voir quel serait le résultat d’enquêtes du coroner sur tous les décès, de blancs et d’autochtones, survenus depuis, disons, cinq ans, à l’urgence de cet hôpital. Ce serait, là, une réelle approche scientifique. On pourrait, là, déterminer si la couleur de la peau a un réel impact. On pourrait, là, distinguer d’une part une culture de mépris pour les autochtones, les BS et, qui sait, d’autres groupes et, d’autre part, le problème systémique du sous-financement..

Vous pouvez lire le rapport de la coroner ici.

Visionner son point de presse ici.

Lire le texte de Jessica Nadeau ici.


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1 avis sur « Le système dont Joyce fut victime (texte intégral) »

  1. Comment justifier un tel biais d’interprétation des faits par un coroner?
    Kamel a t’elle un supérieur qui vérifie ses rapports?
    Votre analyse devrait faire la Une des médias
    Je suis déçue et inquiète pour le futur du peuple québécois par le manque de jugement et le manque de réflexion qui s’instaure de plus en plus dans notre société. Merci pour votre engagement

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