Le tabou

Cela s’est passé dans une école secondaire, publique et francophone, du quartier Côte-des-Neiges, à Montréal. En consultant les réponses données à un questionnaire en ligne envoyé à ses élèves, l’enseignant Francis Richer, gai et fier de l’être, a lu ce qui suit : « vive les génocides envers les lgbtq », « francis le gay vas mouriir », « francis nest pas un bon prof il ma agresser dans le lit ». Ces réponses, anonymes, provenaient de 10 de ses 75 élèves de 2e secondaire, âgés de 13-14 ans.

Richer s’était fait avertir : certains des parents étaient très réactifs et il serait préférable de faire attention à ce qu’il disait. Après l’incident, qu’il a rapporté à la direction et à la police, on lui a conseillé de cesser d’avouer qu’il est homosexuel lorsque la question lui est posée. C’est la vielle politique de l’armée américaine : « don’t ask, don’t tell ». Le problème est que les étudiants posent toujours la question, et que Francis Richer croyait que la société québécoise avait évolué suffisamment pour qu’il puisse s’afficher sans provoquer une vague d’intolérance.

« D’habitude, avec la façon dont je parle et comment je bouge, ça arrive plus vite. Je peux cacher que je suis souverainiste, mais pas que je suis homosexuel, » a-t-il confié à Mylène Moisan, du Soleil et des Coops de l’information, qui a mis au jour cette affaire, mardi dernier.

Richer avait raison. La société québécoise avait évolué. Mais désormais, elle recule. Le cas de Richer « est la pointe de l’iceberg », affirme au Devoir Raphaël Provost, directeur général du groupe Ensemble pour le respect de la diversité, dont les formations scolaires rejoignent 30 000 élèves par an. « Des profs homosexuels qui ont peur de se déclarer, Francis n’est pas le seul. Nous, on le voit chaque semaine dans les commentaires qu’on reçoit des élèves. » Si on compare à la situation d’il y a cinq, dix ou quinze ans, « il y a un retour. C’était beaucoup plus viable, on était beaucoup plus — je ne dirais pas tolérant — mais indifférent envers des profs LGBTQ ». La parole anti-gais est désormais décomplexée.

Lorsqu’on veut scruter la source de ce regain homophobe, et parfois misogyne, tout le monde marche sur des oeufs. Au micro de Patrick Lagacé, au 98,5, le professeur Richer a admis que, ses classes étant très majoritairement formées de jeunes issus de l’immigration, cela a pu jouer.

Alors, on fait de grands détours. Les causes sont multiples. Il y a des garçons Tremblay et Béliveau qui sont des adeptes d’Andrew Tate et d’autres influenceurs misogynes. C’est certain. D’autres sont issus de familles évangélistes et affirment que Jésus est contre l’homosexualité. Absolument. Et puis il y a tous ces musulmans d’origine qui sont parfaitement intégrés et qui ne jurent que par l’ouverture à l’autre et aux valeurs québécoises. Bien sûr, j’en connais.

Mais lorsqu’on ose poser la question qui fâche : l’augmentation dans nos classes d’enfants provenant de familles où règne une culture du patriarcat et un refus de l’homosexualité, comme c’est le cas dans certaines familles musulmanes pratiquantes, n’est-il pas un facteur significatif? — on tombe devant des regards d’orignaux tétanisés par les phares d’une voiture.

« Il y a une corrélation », admet Raphaël Provost, lorsqu’on le pousse dans ses derniers retranchements. « Si dans leur famille et leur propre culture, si de leur côté, c’est encore dans leur tête et dans leur esprit, que c’est criminel, que c’est interdit ou que ça n’existe pas, ou que c’est parfois la première fois qu’ils en entendent parler… » Mais, mais, mais, ne généralisons pas.

Fort bien, ne généralisons pas, mais ne nous aveuglons pas.

Les sondeurs nous le disent depuis des décennies: même comparés aux Canadiens anglais, les Québécois sont plus tolérants sur les questions de choix personnels, d’orientation sexuelle, de permissivité envers les adolescents. Comment penser qu’une immigration importante provenant de pays où la culture locale est immensément moins tolérante, et fondée sur le dogme religieux, pourrait s’insérer dans notre vision des choses sans qu’on en sente des effets concrets ?

Il y a la famille, il y a la pression des pairs. Rien n’est plus fort, dans la formation des valeurs à l’adolescence, que la pression de l’entourage. Comment peut-on penser qu’une classe formée d’une forte proportion d’enfants provenant de familles où prévalent des notions patriarcales va être magiquement enchantée d’adopter les valeurs des préados provenant de familles ayant, elles, depuis 25 ans pratiqué la tolérance et l’ouverture ?

Il faut rappeler les chiffres du dernier Portrait socioculturel des élèves inscrits dans les écoles publiques de l’île de Montréal pour mesurer l’ampleur du défi : 56 % de la totalité des élèves sont soit nés à l’étranger, soit nés ici de deux parents étrangers. Dans 38 % des écoles publiques, primaires ou secondaires, plus des deux tiers des élèves sont de ces catégories ; 25 % en accueillent 75 % ou plus ; 10 % en accueillent 85 % ou plus.

Évidemment, beaucoup de ces parents étrangers viennent de pays où la tolérance envers les femmes et les homosexuels est équivalente à la nôtre. De 2019 à 2023, 14 % des nouveaux arrivants venaient de France, 19 % de pays arabes — 12 % des élèves à Montréal ont l’arabe comme langue maternelle. Et parmi les néo-Québécois venus du Maghreb ou d’Iran, plusieurs nous ont choisis précisément pour trouver chez nous une société plus libre.

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Cette chronique me vaudra les insultes habituelles, mais la vérité a ses droits. Avoir dans sa population une grande communauté ukrainienne pèse dans le débat public sur notre position face à l’Ukraine. Avoir dans notre population une grande communauté juive pèse dans le débat public sur notre position face à Israël. Avoir dans notre population une grande communauté musulmane a des conséquences sur le débat public au sujet du dossier palestinien, oui, et sur les valeurs propagées, au sein de cette communauté, par des promoteurs actifs, notamment et pas uniquement en ligne, d’homophobie, de misogynie et d’antisémitisme.

Nous ne possédons malheureusement pas de sondage québécois sur l’opinion de nos différentes communautés religieuses ou des athés sur l’homosexualité. Ce sondage réalisé en 2019 en France laisse cependant songeur.

Ce courant, réel, s’additionne aux autres. La parole patriarcale musulmane est désinhibée par la dissémination des propos misogynes des tenants d’Andrew Tate et des évangélistes, et vice versa. Nous sommes donc en présence d’un cocktail d’intolérance qui se mélange et se renforce sous nos yeux, dans nos écoles. J’aimerais pouvoir vous dire comment renverser la tendance. Je ne sais pour l’instant qu’une chose : refuser de nommer ses sources, c’est s’interdire d’agir.

(Une version légèrement plus courte de ce texte a d’abord été publiée dans Le Devoir.)

7 avis sur « Le tabou »

  1. « La société québécoise avait évolué. Mais désormais, elle recule. » Vrai.
    « D’autres sont issus de familles évangélistes et affirment que Jésus est contre l’homosexualité. Absolument. » Faux, Jésus n’était PAS contre l’homosexualité.
    Dernier alinéa, vrai.
    P. S. J’ai déjà lu que pour l’islam, serait-ce l’homosexualité masculine qui (seule?) s’avérerait répréhensible ou «problématique»..
    Bref, il n’est pas que concernant les questions sexuelles qu’il y collision entre islam et non-islam; e.g. côté guerres…; ça aussi, Jésus était farouchement contre, hein ! ?…
    Et un autre itou : https://www.facebook.com/photo/?fbid=1328877071779262&set=a.758849162115392

  2. Bonjour,
    Le professeur Francis Richer est homosexuel, bien.
    Le professeur Francis Richer a été engagé pour enseigner à de jeunes adolescents, bien.
    Le professeur Francis Richer n’a pas été engagé pour faire la promotion de son homosexualité.
    Si on lui demande son orientation sexuelle, il devrait répondre (gentiment) que cela ne concerne que lui et que c’est du domaine du privé, de l’intime. Point.

  3. Il y a un tabou encore plus grand que celui décrit par JFL. C’est celui de notre incapacité à nous reproduire. Cette dénatalité a pour conséquence que les nouveaux Québécois sont des personnes venues d’ailleurs qui tentent d’imposer leur vues.

  4. La solution c’est l’Éducation, l’Éducation, l’´Éducation. Il faut s’opposer et dénoncer haut et fort ces discours dès la petite enfance dans nos garderies, nos écoles, nos milieux de travail, dans l’espace publique, etc. Il ne faut, dans aucun cas, tolérer ce type de propos ou de comportement, qu’ils proviennent d’un québécois de souche ou d’un immigrant de première ou de deuxième génération. Faisons des Jasmeet Singh de nous mêmes et ayons le courage de nous fâcher contre de tels individus, de leur faire savoir que ce sont eux les ignorants et les pleutres. À mon avis, tous les québécois doivent réapprendre à se soucier de leur collectivité, de leur société.

  5. Ce retour en arrière face à la tolérance des minorités homosexuelles se vit aussi ailleurs qu’en milieux scolaires..
    En fait, c’était une pseudo tolérance pour avoir l’air ouvert sur les différences. Maintenant, aux intolérances nouvelles (immigration en provenance de monde arabe, des Haïtiens, etc.) se glisse la vieille phobie des gays amalgamés aux pédophiles.

  6. Bravo à vous M. Lisée pour ce courage légendaire d’affirmer vos opinions. Connaissant votre quête de la vérité, de l’objectivité, l’honnêteté avec laquelle vous nous partagez vos préoccupations vous honore.
    Que dire de votre propos dont je suis sûr qu’il a été réfléchi avec d’être écrit, si ce n’est que d’instinct, je lui prête foi.
    La question est vaste, trop vaste qu’elle me dépasse tout comme le fait que, socialement, nous semblions reculer. C’est déconcertant mais rassurant à la foi car nous faisons partie, selon moi, d’un vaste consensus implicite international du rejet de la différence. Sarcasme bien sûr mais tout autant réaliste. Ces temps difficiles de l’évolution de l’humanité me troublent et me déroutent car je me demande par quel tour de passe-passe nous réussirons à nous sortir de ce marasme. Et encore bravo pour la qualité de vos interventions, en onde comme ailleurs.

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