Legault, les chiffres, les riches et l’opéra

le-fait-de-savoir-que-30-des-quebecois-se-disent-prets-a-appuyer-francois-legault-fait-craindre-le-pire-pour-l-avenir-du-quebec-300x233Mon billet, assez mordant je l’avoue, sur l’utilisation systématique, par François Legault, d’une statistique affirmant que « le niveau de vie moyen » des Québécois était de 45% plus faible que le « niveau de vie moyen » des Américains a valu une réaction non moins mordante.

À la fois François Legault, l’économiste des HEC Martin Coiteux et mon collègue blogueur Pierre Duhamel se sont mis de la partie. Fort bien. Voici ce qu’on peut dire, aujourd’hui, avec certitude:

La statistique voulant que les Américains gagnent 45% de plus que les Québécois est, avec certitude, fausse

Comment le sait-on ? En appliquant exactement la logique de l’économiste Martin Coiteux, pourtant venu à rescousse de Legault. Voyez-vous, tout le monde est d’accord: pour comparer le « niveau de vie » entre deux sociétés il faut ajuster les chiffres en fonction du coût de la vie dans chacune des sociétés. L’OCDE les ajuste entre les États-Unis et le Canada. Pas avec le Québec: avec le Canada.

Si le Québec était souverain, l’OCDE établirait pour nous une mesure fine de comparaison, appelée une Parité de Pouvoir d’Achat (PPA). Pour l’instant, cette mesure n’existe pas. Mais chacun sait fort bien que le coût de la vie à Toronto est nettement plus élevé qu’à Montréal.

Et quand je dis « tout le monde », je veux dire même les plus ardents détracteurs du Québec. Ainsi Mme Norma Kozhaya, du néo-conservateur Institut Économique de Montréal, écrivait dès mai 2006 dans La Presse que, en effet, le revenu disponible au Québec était de 7% inférieur à celui de l’Ontario,  mais que

« si l’on ajuste selon le coût de la vie dans les grandes villes, on se retrouve de nouveau avec un portrait relativement plus favorable pour le Québec, puisque l’écart avec l’Ontario semble disparaître complètement. »

Mais Martin Coiteux et les économistes, de droite, consultés par François Legault affirment qu’il est interdit de faire ce que l’économiste de l’IEDM a fait dans cette citation, c’est-à-dire de s’approcher du réel en utilisant le coût de la vie dans les grandes villes, parce que, parce que… Parce que quoi déjà ? Parce que Statistique Canada nous dit que ce calcul n’est pas aussi bon que si on avait un réel indice de Parité de pouvoir d’achat entre les provinces, indice que personne n’a calculé.

La mesure nous rapproche du réel, mais n’est pas parfaite. Entre autres, elle n’inclut que la région montréalaise, qui n’englobe que la moitié du Québec ! Donc, écrit Martin, elle pose « un problème méthodologique sérieux ».

Que dire maintenant du « problème méthodologique » posé par l’utilisation, par Legault, Coiteux et les autres, d’une statistique de l’OCDE dont on sait avec certitude qu’elle n’est pas adaptée au Québec ? Dont on sait avec certitude qu’elle ne tient aucun compte des variations de coût de la vie entre chaque province canadienne ? Dont on sait avec certitude qu’elle ne peut pas refléter la réalité québécoise ?

Le refus de François Legault et de Martin Coiteux d’utiliser, comme le fait Pierre Fortin — pourtant signataire du Manifeste des lucides — et Norma Kozhaya — pourtant économiste de l’IEDM — la mesure qui nous permet le mieux de nous approcher du réel est, pour le moins, suspecte.

C’est certain : le 45% ne reflète pas le niveau de vie du Québécois et de l’Américain « moyen »

Mon second argument tient au fait que lorsqu’un politicien, comme François Legault, se présente dans une émission grand public et affirme que notre « niveau de vie moyen » est de 45% inférieur à celui des Américains, il sait très bien que son auditoire pense qu’il s’agit du revenu d’une famille moyenne. Et il sait que c’est faux.

Pour qui connaît les États-Unis, il est d’abord absurde de croire ou de laisser entendre que la classe moyenne américaine est 45% plus riche que la Québécoise.  Ensuite, pour qui connaît la maladie inégalitaire qui affecte nos voisins, il est évident que ce chiffre cache une très grande distorsion de revenus.

Martin Coiteux, au moins, accepte de se prêter à l’exercice et, partant du chiffre dont nous avons la certitude qu’il ne parle pas du Québec, fait comme Pierre Fortin et moi et soustrait du calcul 5% de la population la plus riche. Il utilise d’une part la formule de l’OCDE et d’autre part la formule que préfère Statistique Canada — sans toutefois corriger pour la réalité québécoise.

L’écart théorique de 45% de Legault fond alors:

Et le revenu de 95% des Américains ne dépasse celui des Québécois que de 19% (OCDE) ou de 11% (StatCan).

Et comme on sait que les Américains travaillent 15% de plus d’heures de travail, chaque année, que les Québécois, on se retrouve, essentiellement, au même point. Merci Martin.

François Legault, les riches et les services et l’opéra

Dans son propre texte, François revient avec son argument voulant que la soustraction de 5% des Américains les plus riches pour comparer le niveau de vie des uns et des autres nous empêche de voir la réalité fiscale:

Le hic, par contre, c’est que ces 5% d’Américains paient quand même des impôts, et que c’est entre autres avec ces impôts qu’on peut se payer des routes en bon état, les meilleurs professeurs d’université et plusieurs autres services publics.

Allo François ? As-tu vu l’État des infrastructures américaines récemment ? Sais-tu que plusieurs États ont même décidé d’arrêter de paver des rues, d’en éclairer certaines la nuit, qu’ils doivent mettre à pied des enseignants, des pompiers, des policiers ? L’association américaine des ingénieurs civils donne la note D- aux routes et affirme qu’il faudrait investir 2,2 mille milliards en cinq ans pour mettre les infrastructures en bon état.

Se payer « plusieurs autres services » ? Sais-tu qu’un américain sur sept n’a pas encore accès à l’assurance-maladie ? Que les femmes américaines n’ont pas accès à des congés de maternité rémunérés ? Que le taux de pauvreté américain est le plus élevé en Occident, en proportion et en gravité de la pauvreté ?

Mon collègue Pierre Duhamel chante aussi les louanges de la très grande richesse:

Les riches Américains contribuent généreusement à certains des plus beaux musées du monde, certains des orchestres et opéras les plus réputés, aux hôpitaux et aux universités les plus reconnus.

C’est dont vrai! Vrai aussi qu’ils financent à coup de millions des partis politiques qui font tout en leur pouvoir pour réduire le niveau d’imposition des riches américains à son niveau le plus faible depuis les années 1920, enlevant donc à l’État la capacité de financer… les plus beaux musés, les orchestres et opéras les plus réputés, les hôpitaux et universités reconnus, sans compter, au hasard, les garderies, le transport en commun, ou des services médicaux qui ne feraient pas en sorte que le taux de mortalité infantile américaine soit plus élevé que celui de plusieurs pays du tiers monde. Mais, c’est indéniable, ils financent des Opéras !

Plus sérieusement, voici ce que dit le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, ce mois-ci, au sujet de l’apport des super-riches américains au bien commun:

Les États-Unis souffrent de sous-investissement dans nos infrastructures (regardez la condition de nos autoroutes et de nos ponts, de nos voies ferrées et de nos aéroports), dans la recherche de base, et dans l’éducation à tous les niveaux. De nouvelles coupures de dépenses sont à venir.

Ceci ne devrait surprendre personne — c’est simplement ce qui se passe lorsque la distribution du revenu dans une société devient trop inégale. Plus une société est divisée en termes de richesse, plus les riches refusent de payer pour les besoins communs.

Les riches n’ont pas besoin du gouvernement pour se payer des parcs ou une bonne éducation ou un bon service médical ou pour assurer leur sécurité — ils peuvent se le payer eux-mêmes.

Ce faisant, ils deviennent de plus en plus distants envers les gens ordinaires et perdent l’empathie qu’ils pouvaient encore avoir. Ils sont opposé à un gouvernement fort, justement parce que ce gouvernement pourrait réajuster l’équilibre, prendre un peu de leur richesse, et investir dans le bien commun.

Stiglitz explique également comment cette concentration de richesse nuit à l’efficacité économique même d’une société. Sans parler du dévoiement du processus politique.

Le diagnostic et les solutions

François Legault ajoute:

Peu importe que l’écart de richesse soit de 45%, ou de 21% — il sera difficile de retenir ici nos jeunes les plus brillants et de construire un Québec fort si nous traînons de la patte. Le reste n’est que distractions.

Je me permets de diverger. Cela importe énormément. D’une part car il faut dire la vérité aux Québécois, d’autre part parce qu’à force de leur faire croire (faussement) que les revenus sont de 45% plus élevés de l’autre côté de la clôture, nos « jeunes les plus brillants » vont peut-être le croire… et nous quitter.

François termine en disant:

Le Québec ne pourra jamais se mobiliser pour améliorer son sort s’il refuse de reconnaître qu’il y a un problème, et que les solutions passent, entre autres, par un accroissement de notre richesse collective.

On est au cœur de sa méthode. Il croit que la mobilisation des Québécois pour adopter des réformes porteuses passe par la reconnaissance d’un énorme problème. Si on ne leur fait pas assez peur, donc, ils ne se mobiliseront pas.

Je crois au contraire qu’on doit se fonder sur le réel pour dire aux Québécois qu’ils ont bâti ici une des dix ou quinze sociétés les plus équilibrées au monde (et pas, comme me le fait dire Pierre, « la plus formidable société qui soit ». Non, Pierre. Seulement une des plus formidables).

Je crois donc qu’ayant accompli beaucoup, les Québécois ont en eux la capacité de relever des défis importants qui se présentent à eux, comme aux autres sociétés. Je crois, évidemment, qu’il faut prendre les moyens de réorganiser de cent façons notre société pour créer davantage de richesse et j’ai consacré tout un ouvrage à ce sujet.

Voici comment l’économiste Pierre Fortin et moi concluons notre article conjoint, publié dans le numéro courant de L’actualité et disponible en ligne ici:

Si on veut savoir quelle société livre le mieux la marchandise – la qualité de vie – pour l’immense majorité de sa population, force est de constater que le Québec est largement gagnant sur les États-Unis.

Ces constats ne doivent pas que nous réjouir. Ils doivent nous motiver.

La clé de la réussite de la société québécoise, à l’avenir, est sa capacité à maintenir ses choix sociaux et son respect de l’environnement tout en relevant ses défis, notamment du vieillissement et de l’endettement.  Les Américains, mais plus encore les Français, les Néerlandais et d’autres Européens, montrent qu’il est possible de produire davantage de richesse par heure travaillée sans augmenter les cadences ou s’épuiser en heures supplémentaires, sans tricher avec l’environnement et sans gaver les super-riches.

Déjà, les Québécois sont plus productifs que les Ontariens et, depuis deux ans, ont dépassé le rythme de croissance annuelle de 1,5% de leur productivité nécessaire pour réussir. Avec un réel investissement dans les têtes – par l’éducation, la formation continue en entreprise, un grand chantier pour faire reculer le décrochage  et l’analphabétisme – et dans l’innovation dans les entreprises grandes et petites, il est possible de maintenir et de rehausser ce rythme porteur d’avenir.

Marier la solidarité québécoise avec la productivité des meilleurs occidentaux feraient de nous, pour vrai, un modèle québécois !

Note en petits caractères :

Les billets « Temps durs pour les détracteurs du modèle québécois » ne prétendent pas que tout est parfait au Québec, tant s’en faut. L’auteur a d’ailleurs proposé, dans ses ouvrages et sur ce blogue, des réformes nombreuses et importantes visant à surmonter plusieurs des importants défis auxquels le Québec est confronté. Cependant, la série permet de percer quelques trous dans le discours ambiant qui tend à noircir la situation globale du Québec qui, pourtant, affiche d’assez bons résultats comparativement aux autres sociétés semblables.