L’englouti

Me permettrez-vous de prendre la défense de Jean Charest ? La victoire de son adversaire est écrasante. Pierre Poilievre l’a humilié dans l’ensemble du Canada, au Québec, et même dans sa région d’origine, l’Estrie. En fait, Charest a fait moins bien (16 %) que Maxime Bernier au premier tour de la course à la chefferie de 2017 (29 %). Perfide même dans son discours de victoire, Poilievre a salué chez le vaincu ses exploits du siècle dernier — son rôle lors du référendum de 1995 —, mais n’a pas pu lui trouver une seule contribution récente à la cause conservatrice.

Le rêve de Jean Charest de deviser avec les grands de ce monde aux rencontres du G7 est en lambeaux. Il doit revenir, penaud, à son train de vie d’avocat millionnaire, et, un malheur ne venant jamais seul, le poste de seul administrateur francophone du CN à 400 000 $ par an auquel il avait renoncé vient tout juste d’être pourvu. Il serait tentant d’affirmer qu’il n’a que ce qu’il mérite et qu’il aurait dû savoir que cela allait se terminer ainsi. Avec toute la puissance de mon clavier, je dis non.

Le pari de Jean Charest était au contraire parfaitement valide. Il reposait d’abord sur le pouvoir des marées. Ce qu’on appelle, en politique, l’alternance. Jean Charest est bien placé pour en connaître l’implacable règle. Après huit ans de gouvernement Mulroney, il a vu en 1993 comment la volonté de changement allait propulser au pouvoir les libéraux de Jean Chrétien. Il n’y avait rien à faire contre cette vague.

Devenu chef libéral au Québec, il sait devoir à la marée montante son accession au pouvoir. En 2003, une majorité d’électeurs étaient satisfaits du gouvernement péquiste. Mais après neuf ans, les passages des Parizeau, Bouchard, Landry, un référendum, le PQ semblait gouverner depuis une éternité. Les spectateurs souhaitaient qu’une autre troupe monte sur scène. Ce fut celle de M. Charest. Lui-même tenta de toutes ses forces de ramer contre le courant de l’alternance aux élections de 2012. Il afficha un score respectable, mais fut emporté par le courant, comme de raison.

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C’est donc avec les yeux rivés sur le calendrier des marées fédérales que Charest a lancé son esquif sur les turbulentes eaux conservatrices. Les prochaines élections fédérales seraient celles d’une irrépressible volonté d’envoyer les libéraux, après trois mandats, sur les banquettes de l’opposition. À condition d’offrir aux électeurs une option de rechange raisonnable. Le scrutin de l’an dernier aurait pu (dû ?) être le bon. Il y eut un moment où le chef conservateur, Erin O’Toole, semblait surfer sur la volonté de changement. Mais chez les électeurs centristes, la crainte qu’il soit l’otage d’un parti trop radical l’emporta.

Pour Charest, seul un parti conservateur réellement recentré canaliserait le changement avec assez de force pour obtenir une majorité. Au printemps, Poilievre était déjà en avance, mais il semblait possible de fédérer, dans un deuxième et un troisième tour de scrutin, suffisamment de sélections au deuxième rang pour qu’une victoire à l’arraché soit envisageable. L’attitude des autres candidats envers le meneur lors des premiers débats semblait indiquer que Poilievre ne serait choisi en deuxième par aucun d’entre eux.

À mon avis, la trajectoire de Charest prévoyait deux points de chute possible. En cas de victoire, il aurait fallu mater le parti et provoquer une purge des figures de proue de la radicalisation du parti : les Poilievre, Andrew Scheer, Candice Bergen et autres partisans des convois insurrectionnistes. Un moment douloureux, mais nécessaire, car leur départ, autant que la victoire de Charest, allait mettre en vitrine l’ampleur du recentrage. Ensuite, le recrutement de figures respectables, clones de Peter Mackay, Joe Clark et Brian Mulroney, aurait complété la manoeuvre.

L’autre point de chute, peut-être plus probable que le premier, était que Charest finisse deuxième de la course, mais avec un résultat suffisamment imposant pour qu’apparaissent clairement deux ailes de force équivalente, mais incompatibles. S’ensuivrait une passe d’armes où Charest réussirait à se faire exclure du parti par un Poilievre vu comme intransigeant.

Le Québécois aurait été légitimé d’utiliser l’organisation qu’il avait constituée dans la course pour former un nouveau parti, embarquant avec lui l’essentiel du caucus du Québec, de l’Ontario et de la Colombie-Britannique. Il aurait ensuite été pressé de se faire élire aux Communes — un député québécois aurait dû se sacrifier —, où sa présence médiatique aurait été formidable.

Les financiers de Bay Street et de la rue Saint-Jacques auraient été au rendez-vous du financement du nouveau parti. Ses chances de succès aux élections fédérales auraient ensuite reposé sur sa capacité de recrutement de candidats forts. Il aurait pu assez aisément, mieux que l’équipe Poilievre, présenter un gouvernement de remplacement crédible.

La réalité conservatrice de 2022 a refusé de se plier à la volonté de Jean Charest pour trois raisons. D’abord, il comptait sur l’Ontarien Patrick Brown pour affaiblir Poilievre en Ontario et lui livrer ses votes au deuxième ou au troisième tour. Brown fut éjecté de la course pour cause d’irrégularités. Ensuite, les sondages n’ont jamais montré qu’un parti conservateur dirigé par Charest obtiendrait davantage de voix qu’avec Poilievre à sa tête. Ces résultats ont oblitéré le principal (seul ?) argument du Québécois : avec Poilievre, on perd ; avec moi, on gagne.

Surtout, personne ne pouvait prévoir que Poilievre allait, malgré ses bourdes, non pas sortir de la marge politique, mais élargir la marge en devenant la personnalité politique la plus attractive de l’année. Des salles géantes pleines à craquer. Une vente de cartes de membre historique. Le conservatisme radical de Poilievre apparaît plus en phase avec la volonté de changement qu’on aurait pu le croire. Ou peut-être est-ce lui qui imprime sa vision sur la volonté de changement.

Cela ne garantit pas sa victoire, et certainement pas une victoire majoritaire. Mais cela fait sombrer pour l’avenir prévisible la frêle embarcation des conservateurs centristes et engloutit, chez Jean Charest, le rêve politique de toute une vie.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)


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