Vous pourrez dire à vos petits-enfants que vous étiez là lorsque le monde a changé. Lorsque la décence a été mise en terre. Lorsque la brutalité a triomphé. Vous leur direz que cela s’est passé très vite, en moins de deux mois, et sur plusieurs fronts à la fois, au cœur de la plus grande puissance économique, culturelle et militaire que le monde ait connue.
Vous croiront-ils lorsque vous expliquerez que le président d’un pays résistant avec un indicible courage à une agression meurtrière émaillée de crimes de guerre fut publiquement traité comme un malpropre par l’homme occupant une fonction désignée jusque-là comme « président du monde libre » ? Que ce dernier était plus préoccupé à flatter l’agresseur qu’à soutenir l’agressé ?
Il ne sera pas simple d’expliquer que le pays qui, depuis 80 ans, avait savamment tissé un réseau mondial d’alliances militaires et commerciales ayant, pour l’essentiel, garanti paix et prospérité a jugé bon de s’essuyer les pieds sur chaque entente signée, de déclarer une guerre commerciale à ses principaux partenaires, désignés jusque-là comme d’indéfectibles amis, et de soutenir chez eux les partis les plus proches de l’extrême droite.
Certains des changements brutalement imposés par le nouvel occupant de la Maison-Blanche vont dans le sens de l’Histoire. Le parapluie militaire — et nucléaire — américain offert aux Européens depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ne pouvait être éternel, Charles de Gaulle l’avait compris dès 1960. Le projet d’une défense autonome européenne, dans une Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) rééquilibrée, ne s’est pas concrétisé, précisément parce que la présence américaine, d’une part, la rendait moins utile et urgente et que l’agression soviétique avant 2022, d’autre part, ne semblait ni crédible ni imminente.
Depuis le début de l’année, le largage des alliés européens par Washington est désormais acté, alors même que, conforté dans sa prise de territoires en Ukraine, Moscou multiplie les micro-agressions dans les pays baltes et dans plusieurs États européens. Les services de renseignement allemands et danois y voient un signe avant-coureur d’une agression plus vaste. Dans les pays baltes, prochains sur la liste d’épicerie de la reconstitution par Poutine de l’empire soviétique, on se prépare au pire.
Bref, à un retrait planifié et graduel de l’engagement américain en Europe qui aurait été dans l’ordre des choses, on assiste plutôt à une entreprise de démolition qui a des allures de renversement d’alliance. Rien ne semble plus important pour le successeur de Ronald Reagan, qui désignait l’URSS comme « l’empire du mal », que de devenir le meilleur ami de l’empereur.
La guerre commerciale lancée mardi par Washington contre ses principaux partenaires et clients, le Canada et le Mexique, est d’une autre catégorie. Rien, là, ne va dans le sens de l’histoire. Au contraire, la volonté affichée par les Américains depuis 80 ans fut d’établir progressivement, entre les trois pays, une zone économique la plus commune possible, additionnant les avantages comparatifs de chacun — y compris la main-d’œuvre bon marché mexicaine — pour intégrer un grand marché de producteurs et de consommateurs.
On peut critiquer tel ou tel aspect de ces accords, mais au moment où ils sont mis en péril, on doit constater que les trois économies sont en situation de plein-emploi. À cause de Trump, cela ne durera pas.
Cédant à une tentation insulaire qu’on ne peut qualifier que de primaire, Trump et ses affidés estiment que le marché intérieur américain, fort de 340 millions de consommateurs, n’a besoin de personne pour fabriquer les biens dont il a besoin. Il convient donc d’ériger des barrières tarifaires aux frontières pour forcer le retour sur le territoire américain de la production de voitures, d’ordinateurs et de tout autre produit et service jusqu’ici acheté de l’étranger.
Trump n’ignore pas que ce brusque retournement va provoquer des remous économiques chez lui — bien qu’il ait encore dit la semaine dernière croire que les tarifs sont payés par les autres pays, pas par les importateurs américains, ce qui est lunaire —, mais il estime qu’une fois passé le choc initial, son pays en ressortira gagnant. On cherche encore un économiste non trumpiste qui soit d’accord avec lui.
Il y a le fond, il y a la forme. Avec Trump, ils se confondent. Jugements primaires et péremptoires, pluie d’insultes appuyée sur des chiffres et des arguments inventés de toutes pièces, narcissisme exacerbé accompagné de paranoïa, de rêves de grandeur et de vengeance.
Dans son billet Substack de mardi, le chroniqueur et Prix Nobel d’économie Paul Krugman estime que le Canada occupe une place spéciale dans l’univers tordu du président. « Trump déteste personnellement le Canada, un pays que la plupart du monde qualifie de “gentil”. De toute évidence, tous les Canadiens ne sont pas des gens gentils. Mais les Canadiens sont relativement courtois en moyenne, et les politiques sociales et économiques du pays sont relativement décentes par rapport aux normes internationales. Et il me semble clair que Trump les déteste pour leur décence. »
On peut en dire autant de l’Europe. Ils ne sont pas tous des enfants de chœur, tant s’en faut. Mais il y a une pratique de la recherche du compromis honorable, de l’addition des forces, de l’atténuation des conflits. L’exact contraire de la nature de la bête Trump, qui adore le chaos, le conflit, la domination en soi. Il carbure à l’indécence.
La tragédie de notre temps, pourrez-vous dire à vos petits-enfants, n’est pas que l’indécence existe. Elle a toujours été parmi nous. C’est qu’elle a pris le pouvoir dans le lieu le plus conséquent au monde, qu’elle s’est déployée dans toutes les actions du puissant État américain, qu’elle a voulu s’ériger en modèle. Ils vous demanderont : qu’avez-vous fait pour que l’indécence échoue ? Que répondrez-vous ?
(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)