Les malades imaginaires

(Voici l’article que j’avais publié dans La Presse au lendemain de la publication du très décevant rapport Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables, en 2008.)

Pour les commissaires Bouchard et Taylor, il n’y a pas de doute. Le patient – qu’ils désignent comme les « Québécois d’ascendance canadienne-française » ou plus inclusivement « le noyau francophone » — se croit malade. Ils savent pourquoi il se croit malade. Leur malaise, expliquent-ils, vient de leur situation minoritaire en Amérique du nord, d’une histoire difficile, d’un chambardement de leurs repères depuis la Révolution tranquille. Leur trouble fut alimenté ces trois dernières années par une peur irraisonnée de l’autre, fondée sur des faits exagérés devenues fausses perceptions. Jouant de malchance, le mal fut avivé par des faits nouveaux sur le recul de la proportion de francophones à Montréal dont il serait, je cite, « prématuré » de s’inquiéter. Voici un cas où le principe de précaution ne s’applique pas. Attendons l’irrémédiable.

MM. Bouchard et Taylor savent donc pourquoi une majorité de francophones (à plus de 70% et parfois une majorité de non-francophones) ont exprimé, dans les sondages et devant eux, une vive inquiétude quant au principe même de certains accommodements et un sentiment de perte de contrôle identitaire.

Que les citoyens inquiets se rassurent donc. Ils ont été entendus. C’est simplement, jugent les commissaires, qu’ils ont tort d’être inquiets. MM Bouchard et Taylor expliquent (déplorent ?) qu’il y aura toujours cette « tension » provenant des canadiens-français. C’est comme ça. On n’y peut rien. Ils sont (je dirais Nous sommes) génétiquement hypocondriaques.

L’intelligence supérieure et la capacité conceptuelle des deux commissaires sont indiscutables. C’est sans doute pourquoi de simples mortels ont rempli les salles et forcé des prolongations dans les régions et à Montréal, exprimant de mille manières un appel : imaginez pour nous des façons de réaffirmer les repères collectifs dans lesquels nous pourrions nous reconnaître et accueillir les autres.

C’est non. MM. Bouchard et Taylor n’ont pas essayé. Ils n’ont pas voulu. Ce n’est pas leur tasse de thé. Chers lecteurs, je vous propose un test simple. Voyez la définition suivante : L’identité québécoise se définit par les valeurs, le cheminement et les repères historiques de la majorité canadienne-française et plus largement francophone, auxquelles s’ajoutent et se combinent les apports anglophones, autochtones et celles de toute la diversité qui vit en son sein. Si vous êtes grosso modo d’accord avec cette phrase – et j’ai la conviction que l’immense majorité des Québécois de toutes origines le sont – vous êtes en désaccord avec MM Bouchard et Taylor.

Le libre-marché identitaire

Dans leur rapport, ils dénoncent explicitement toute volonté de mettre le noyau francophone en quelque position centrale. Hiérarchie, prédominance, prééminence, centre de convergence, tout cela est honni, dénoncé comme « une forme d’assimilation douce à la culture canadienne-française ». Au contraire, dans leur modèle identitaire, écrivent-ils, ceux qui convergent sont « à parité entre eux ». Mis à part le français langue commune, rien de formel de doit donner un supplément d’énergie à la majorité francophone. Canadiens-français, sikhs et juifs hassidiques sont des acteurs égaux du libre-marché identitaire auquel on nous convie. Le noyau francophone détient l’avantage du nombre, cela devra – et aurait du – lui suffire.

Attention : la lecture de la citation suivante du rapport peut nécessiter l’ingestion préalable de caféine. « La promotion de valeurs communes ne doit en aucun cas porter atteinte à la nécessaire diversité des individus et des groupes. Ce qu’il faut avoir à l’esprit, ce sont quelques valeurs historisées qui recoupent les expériences singulières des principaux acteurs collectifs ou groupes ethniques. » N’ayez crainte, je traduis. En clair, s’il fallait qu’on veuille inscrire dans un texte les valeurs qui nous ressemblent, il faudrait en exclure celles qui ne sont pas partagées par les autres groupes. Pas étonnant que les commissaires nous mettent en garde contre toute volonté de coucher des valeurs communes québécoises sur papier, car le plus petit dénominateur commun est leur règle. Les chartes, le droit froid, leur suffisent donc amplement.

La chasse aux crucifix

Ce simple décodage montre à quel point le rapport énonce l’exact contraire de ce que la plupart des Québécois attendaient d’eux : une façon ouverte, moderne, conciliante d’affirmer la spécificité québécoise et d’en établir des repères. Même Jean Charest l’a compris, lui qui a immédiatement dégainé sa déclaration ministérielle pour proposer au moins des demi-mesures dont le rapport ne fait aucune mention et les enrober dans un discours identitaire québécois introuvable dans le texte de ses commissaires.

Ce n’est donc pas par surdité mais par volonté d’aller à contre-courant de la majorité québécoise que MM. Bouchard et Taylor ont jugé le moment superbement choisi de faire la chasse aux crucifix. Qu’on me comprenne bien : je ne suis pas loin, sur le principe, de penser comme eux. Cette croix est dans un lieu de pouvoir — celle du Mont Royal est un énorme bibelot, il y a une différence. Le déplacement du crucifix de l’Assemblée nationale dans le musée du Parlement me semble envisageable le jour où les Québécois auraient (auront ?) des assises identitaires telles que ce symbole perde de sa valeur. Mais jamais je n’aurais songé que les commissaires soient à ce point déconnectés du sentiment populaire qu’ils puissent dire simultanément aux Québécois 1) qu’il n’est pas question qu’on les réconforte en leur offrant les repères qu’ils demandent ; 2) qu’ils peuvent se passer des quelques symboles qu’ils détiennent encore.

Le Nous dénaturé

Pas étonnant que les commissaires soient allergiques au Nous, qu’ils dénaturent brièvement dans le rapport. Selon eux, on peut nommer le « noyau francophone » en le regardant de l’extérieur, mais les membres du noyau ne devraient pas se nommer en disant Nous et en dialoguant avec les autres Nous – qui eux se nomment sans inhibition. La démarche du Nous est donc contraire à celle proposée par les commissaires. Elle propose d’affirmer les valeurs communes des Québécois en prenant soin de faire en sorte que la majorité s’y reconnaisse (prédominance du français, patrimoine historique et culturel québécois, égalité des sexes, laïcité des institutions) et que la diversité et les futurs immigrants puissent y adhérer. Elle part du principe que toute politique inclusive est vouée à l’échec si elle dévalorise – comme le fait le rapport – les contributions et responsabilités centrales de la majorité, pire encore si elle la culpabilise, ce qui est clairement le cas, quoiqu’en dise M. Bouchard, qui reproche à ses concitoyens leur « braquage identitaire » et leur récent flirt avec le « dérapage ».

Plutôt qu’une « vigoureuse campagne sur l’interculturalisme », prioritaire selon le rapport, l’approche du Nous propose d’inscrire ces repères dans des textes fondateurs – une constitution, la charte québécoise des droits – pour baliser les décisions à venir des législateurs et des juges. Elle veut incarner ces repères dans une institution qui les rendent concrètes – une citoyenneté interne, exactement aussi inclusive et exigeante que les citoyennetés de toutes les nations démocratiques détenant pourtant, elles, des socles identitaires plus forts que le nôtre1.

Le rapport fait état d’un grand nombre de sondages mais reste étrangement silencieux sur celui révélant que les Québécois appuient massivement cette approche (63% pour la constitution, 72% pour la citoyenneté, dont 54% de non francophones). Voici pourtant le genre de gestes forts, refondateurs, structurants, qui peuvent donner aux Québécois le supplément d’identité qu’ils attendaient des commissaires. La déception est à la hauteur de leurs attentes. L’absence de remède ne fera rien contre la résurgence du malaise, dès le prochain accommodement controversé venu – et il viendra, le rapport signalant clairement que la voie est libre. En choisissant de tourner le dos à la volonté québécoise majoritaire, les commissaires la renvoie, avec son malaise, vers le seul recours possible : le champ électoral. La où même les malades imaginaires ont droit de vote.

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M. Lisée était conseiller de Pauline Marois lorsqu’elle a présenté son projet de loi sur l’identité. Il est l’auteur de « Nous », publié chez Boréal.

(Version intégrale d’une opinion d’abord publiée dans La Presse, du 27 mai 2008)