Les mystères de Kamloops

Huit mois après la découverte de traces de 215 sépultures près du pensionnat pour Autochtones de Kamloops, combien de corps ont été identifiés ? Aucun. Exhumés ? Zéro. La présence d’ossements humains a-t-elle seulement été confirmée ? Non. Une contre-expertise a-t-elle eu lieu ? Non.

Il y a quelque chose de très mystérieux à Kamloops. Et s’il est vrai que des membres des Oblats ont délibérément enterré 215 enfants autochtones sans en aviser leurs parents ou les autorités puis ont réussi à camoufler leur forfait pendant des décennies, nous sommes en présence d’un des plus graves crimes de l’histoire du pays.

Pourquoi l’endroit n’a-t-il pas été immédiatement désigné scène de crime ? Pourquoi n’y a-t-on pas envoyé nos meilleurs experts en fouilles criminelles ? Le cimetière présumé se situe dans une réserve, et je comprends la réticence justifiée des Autochtones à l’égard de la partialité de la GRC. Ne faudrait-il pas assigner à ce cas gravissime une escouade mixte intégrant certains des excellents policiers autochtones que nous avons désormais au pays, y compris dans une codirection de l’enquête ?

Paradoxalement, tout se passe comme si on avait simultanément dans cette affaire une réaction maximaliste — en parlant de « fosse commune » comme l’ont fait des médias, ce qui n’est pas le cas, en mettant en berne des drapeaux pendant cinq mois, en humiliant publiquement le premier ministre lors de sa visite à Kamloops, en exigeant des excuses immédiates du pape — et une réaction minimaliste, en ne prenant pas la seule mesure concrète permettant de démontrer la véracité des faits : des fouilles.

Après un long débat, les membres de la nation concernée, Tk’emlúps te Secwépemc, ont pris la décision de procéder aux exhumations, mais selon un calendrier pour l’instant inconnu. La GRC dit avoir ouvert une enquête, en consultation avec la nation, mais rien ne filtre. Au sol, rien ne bouge.

L’état de la preuve

Quel est l’état actuel de la preuve ? L’anthropologue Sarah Beaulieu a procédé à un relevé du terrain avec un géoradar qui détecte dans le sol des anomalies pouvant avoir été causées par le creusement de tombes. La technique ne peut percevoir la présence de cadavres ou d’ossements. Un second relevé lui a fait revoir le nombre de ces perturbations à la baisse, de 215 à 200. Mais d’autres chercheurs ne peuvent pas examiner ses résultats, car la nation s’y oppose.

Il y a ensuite les témoins directs. L’émission de la CBC The Fifth Estate a présenté le mois dernier les témoignages les plus complets jamais recueillis à ce sujet. Elle n’a trouvé personne ayant vu ces enterrements, mais plusieurs témoignages donnent froid dans le dos.

Une ancienne pensionnaire, Audry Baptiste, qui a maintenant 69 ans, se souvient qu’à 10 ans, après une messe du dimanche, elle a vu dans une grange les corps de quatre jeunes garçons, pendus. Elle a reconnu un de ses camarades de classe. Posant des questions aux religieux chargés de l’enseignement, elle dit avoir été battue sur les bras et les mains avec une grosse lanière de cuir (la « strappe ».)

Le chef d’une nation voisine, Michael LeBourdais, dit que son oncle, pensionnaire dans les années 50, lui a raconté que des garçons étaient forcés de se battre l’un contre l’autre, et que le gagnant ou le perdant était ensuite obligé d’aller creuser des trous dans le verger, là où on a trouvé les tombes présumées. Il affirme que son oncle, maintenant décédé, était convaincu qu’il s’agissait de tombes. « Creuse un trou, quelqu’un disparaît. Creuse un autre trou, quelqu’un disparaît, » lui a-t-il dit.

Le chef Harvey McLeod, d’une autre nation voisine et également ex-élève au pensionnat, raconte qu’une dame l’a abordé lors d’un événement en 2017 pour lui avouer, en sanglots : « j’étais un de ceux qui les enterrait ». Il n’a pas pris ses coordonnées. Mais un appel public à témoignage pourrait être utile pour retrouver ces participants.

Il y a des preuves circonstancielles. D’ex-élèves avisés de ne pas aller dans le verger car « il y avait des trous ». Une rumeur persistante sur l’existence de ces inhumations. Sans compter un témoignage direct d’agression sexuelle. Et on chuchote que la fournaise du sous-sol aurait servi à bruler des fétus ou des nouveau-nés, mais sans preuve.

Les élèves « disparus » puis retrouvés

Finalement, il y a les noms d’élèves disparus. La Commission d’enquête de vérité et réconciliation a relevé, pour tout le Canada, 3200 élèves autochtones décédés dans pensionnats. De ce nombre, elle en identifie 51 du pensionnat de Kamloops. Il est normal de penser que ces 51 élèves doivent faire partie des 200 évoqués.

L’historien québécois Jacques Rouillard, qui avait déjà travaillé sur les archives de pensionnats albertains, a croisé les informations des dossiers de Bibliothèque et Archives Canada et des certificats de décès conservés aux registres d’état civil de la Colombie-Britannique. Une source que la Commission ne semble pas avoir consultée. Dans un article publié par la Dorchester Review, Rouillard indique avoir repéré 37 des 51 élèves « disparus » : parmi ceux-ci, il recense 17 élèves morts à l’hôpital, 8 à la suite d’un accident dans leur réserve ou près du pensionnat et 2 qui sont cités deux fois dans la liste de la Commission (ce qui ramène le total à 49). Du nombre, 24 sont enterrés au cimetière de leur réserve et 4 au cimetière officiel de la réserve de Kamloops. Il écrit : « On est donc loin des affirmations non vérifiées voulant que les autorités n’ont pas enregistré les décès, que les parents n’ont pas été informés ou que les dépouilles ne sont jamais revenues dans leur famille. » L’ex-juge Brian Giesbrecht en est venu indépendamment à la même conclusion. Il publie la liste des noms avec les informations trouvées.

Les doutes ainsi soulevés sur la véracité des affirmations et le retard à procéder aux fouilles en poussent certains à déclarer que l’affaire de Kamloops est un gigantesque canular. Je ne suis pas de cet avis. Il urge cependant de traiter les allégations, et les témoignages, avec sérieux et méthode. Tout repose sur l’existence, ou non, de ces 200 corps. Des fouilles rapides et menées en toute indépendance sont indispensables. La vérité et la réconciliation en dépendent.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

J’ajoute cette information importante, prise dans le texte du 1er mars 2022 du Dorchester Review.


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3 avis sur « Les mystères de Kamloops »

  1. Bonjour monsieur Lisée,
    N’ayant pas accès à votre courriel pour commentaires personnels (je crois que le lien est actuellement défectueux), je vous signale simplement la parution de mon article sur les pensionnats dans Libre Média.
    J’ai bien apprécié vos propres articles sur cette question.
    Cordialement,

    André Valiquette
    [email protected]

    https://libre-media.com/articles/le-drame-des-pensionnats-ne-doit-pas-limiter-la-liberte-dexpression

  2. Faudrait avoir tous les faits, toute la vérité, pour parvenir à une réelle réconciliation. On doit faire la lumière par respect pour ces enfants.

  3. Bonjour,
    Les pouvoirs des églises sur les autochtones seraient ils derrière tout ça.
    Avec les problèmes de pédophilie qui existe sans contredit dans l’église catholique a tout le moins et notre bon cher pape qui a nié longtemps ces violences sexuelles. L’église aurait de très bonnes raisons de trouver une entente avec les quelques dirigeants de cette communauté autochtone.
    Si tout ça est vrai, il s’agit de crimes odieux contre nos enfants canadiens.
    Je m’explique mal le fait que la communauté de Kamloops refuse de faire la lumière sur ces événements. Surtout que la Gendarmerie Royale du Canada ne prend pas action dans ce cas bien précis …
    Une pensée noble pour ces enfants.

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