Les nouvelles frontières du mensonge

À la pharmacie, l’autre jour, je vois la photo d’une magnifique top model, dont on distingue clairement le non moins magnifique galbe de la cuisse. Puis viennent les mots : « Débarrassez-vous de la cellulite en 10 nuits ! » C’est un mensonge. Je donnerais ma cuisse à couper que la mannequin n’avait pas la plus infinitésimale trace de cellulite il y a 10, 100 ou 1 000 jours. On nous ment. Et nous nous habituons au mensonge. Et les publicitaires s’habituent au fait que nous nous habituions au mensonge. Donc, ils en rajoutent.

Mon seuil de tolérance au mensonge est bas (voir mon bref essai Le tricheur, 582 pages). J’admets l’exagération lorsqu’elle est clairement perceptible. Dans une publicité célèbre, le fabricant Samsonite montrait un éléphant s’assoyant sur une valise, qui survivait, intacte, à l’assaut du pachyderme. Un juge a estimé que le fabricant avait eu recours à l’exagération humoristique pour communiquer son argument de solidité. Avec raison. Mais la top model, elle, n’exagère pas, elle ment.

L’exemple local récent le plus dérangeant fut révélé par Patrick Lagacé dans La Presse. Pour vanter les mérites des nouveaux vélos municipaux Bixi, la boîte de communication Morrow a fait produire par ses salariés un blogue où d’imaginaires Mélanie, Jean-Michel et Pénélope s’extasiaient sur ce vélo, affirmant sans honte que leur activité de promotion leur était venue « spontanément » et que leur rencontre était « fortuite ». Ils intervenaient tout aussi spontanément dans les blogues d’accros du vélo et dans les sites de certains quotidiens.

La technique est récente, mais elle n’est pas neuve. Selon le magazine spécialisé Advertising Age, les budgets investis dans ces méthodes étaient de 60 millions de dollars en 2005, en progression de 100 % par an.

Il est fréquent aux États-Unis que les marques emploient des adolescents pour dire du bien de tel produit dans les blogues et les sites de clavardage, en échange de bons de réduction, de t-shirts, de DVD et autres babioles. Personne ne les encourage à révéler leurs liens avec l’entreprise, au contraire. On leur apprend donc le mensonge par omission contre rémunération. Sur le Web, GirlsIntelligenceAgency.com se vante d’avoir 40 000 « agentes secrètes » de la GIA, âgées de 8 à 29 ans, disposées à faire mousser vos produits auprès de leurs amies, dans des soirées pyjamas ou dans Internet.

Heureusement, ces pratiques ont parfois un effet boomerang. Ainsi, Sony a dû battre en retraite lorsque les internautes ont vu qu’un blogue faisant l’éloge de son nouveau PlayStation était de la pub déguisée. En France, où on appelle cette technique « marketoche », la société L’Oréal a dû s’excuser d’avoir inventé une utilisatrice d’un nouveau produit Vichy pour la peau s’exprimant dans un blogue, lui aussi faussement spontané. En 2006, la Federal Trade Commission américaine a jugé illégales, par principe, ces pratiques de mensonge par omission.

L’exemple montréalais est cependant inquiétant à d’autres niveaux. L’organisation du mensonge a été mise au service d’un produit public : le Bixi. Le propriétaire de l’agence, André Morrow, n’a rien vu de mal dans cette technique. Une fois informés, les élus municipaux, y compris le maire, Gérald Tremblay, n’ont rien désavoué.

C’est choquant, car André Morrow est aussi conseiller politique du maire et de plusieurs autres figures politiques. Le danger de contamination est patent : 1) l’agence de marketing trouve la dissimulation et l’usurpation d’identité acceptables en publicité ; 2) l’agence conçoit la communication de responsables politiques ; 3) s’il n’y a rien de répréhensible à faire croire aux citoyens que ce qui est faux est vrai, pourquoi ne pas rémunérer de faux blogueurs afin qu’ils disent du bien du maire, du ministre, du chef ? Pourquoi ne pas payer des gens pour qu’ils envoient de fausses lettres de lecteurs aux journaux ? Pourquoi ne pas payer de faux électeurs pour voter pour son client ? Mieux encore, pourquoi ne pas les payer pour voter plusieurs fois, sous plusieurs faux noms ? Une pratique que l’on croyait révolue depuis… à peine 11 ans, le dernier cas avéré, au Québec, remontant à 1998, au profit du Parti libéral du Québec, dans Anjou.

Vous avez remarqué à quel moment nous sommes passés de la mise en marché à la fraude électorale ? Vu comment la pente est facile à dévaler ? Il faut empêcher le mensonge de franchir de nouvelles frontières, de contaminer notre cerveau et la société. Toute pub – commerciale ou politique – qu’on ne peut clairement identifier comme telle doit disparaître, sinon c’est la vérité elle-même qui finira par périr.