Lettre au ministre des Finances: Tarifer au cube ?

Monsieur le Ministre,

Je vous rejoins aujourd’hui au coeur du sujet qui semble inspirer vos plus grands élans: la tarification.

Et je vais commencer en vous disant que votre budget de mars tombe à un moment assez précoce dans le mandat de votre gouvernement pour tenter de trouver un consensus avec l’opposition péquiste et adéquiste sur trois points importants, de façon à les dépolitiser. Plus tard, ce serait trop tard. (Transparence totale: quoique proche du PQ, je n’ai aucune information. C’est une pure analyse, un peu intuitive.)

1. L’indexation de la tarification (hors-Hydro). Si le gouvernement a jugé que les garderies devaient être de 7$ par jour le premier janvier 2007, il est évident que ce 7$ a perdu de sa valeur au premier janvier 2010: pour l’État et pour le parent. Le fétichisme autour du chiffre brut est purement politique et ouvre la porte à des débats infantiles pendant les campagnes électorales. Proposez à l’opposition une entente cordiale sur le principe général de l’indexation des tarifs gouvernementaux. Mais puisque le revenu des citoyens ne progresse pas toujours au rythme de l’indice des prix à la consommation, indexez sur la croissance du revenu familial médian.

2. Mettre un sabot de Denver sur l’étalement urbain. Les élections se gagnent ou se perdent en banlieue, ce qui en fait un champ de bataille privilégié pour vous, le PQ et l’ADQ. Or c’est en banlieue que l’expansion urbaine, dans une nation en reflux démographique, est la plus coûteuse. Pour satisfaire la volonté des maires, nouveaux acheteurs et promoteurs de construire un cent-millième développement sur une terre agricole fraîchement dézonée, l’État paie l’infrastructure, le raccordement, le déplacement d’écoles, le transport scolaire et tutti quanti. Cet étalement est, de plus, complètement anti-écologique. Plusieurs formules sophistiquées sont proposées pour mieux faire payer par les utilisateurs ce coût réel. En attendant, vous pourriez mettre un frein brusque à l’étalement en décidant de tripler, pour les futurs développements non encore approuvés, les droits de mutation (la taxe de bienvenue). Cela provoquerait un retour vers les villes centres.

3. Décupler le potentiel d’Hydro-Québec. Vous connaissez peut-être ma proposition, décrite en détail dans Pour une gauche efficace.  Il s’agit d’annoncer que, l’an prochain, la nuit du 1er avril, les tarifs d’Hydro monteront au niveau de l’Ontario, soit d’environ 60%. Ouch ! Dans la même nuit, la taxe carbone s’étendra au mazout et au gaz naturel dans une proportion semblable. Re-Ouch!  Mais simultanément, les impôts baisseront, les prestations et la prime au travail augmenteront, de façon à ce que l’opération soit blanche pour chaque citoyen.

À quoi bon ? Le très fort signal de prix ainsi envoyé à l’avance modifiera les comportements, augmentera l’effort de réduction de la consommation d’énergie, (une augmentation de 10% de tarif réduit d’au moins 1,5% la consommation, on peut donc espérer davantage) rendra rentables plusieurs sources d’énergie alternative. L’électricité ainsi économisée pourra servir à l’exportation ou à l’augmentation de l’utilisation d’électricité dans les transports. Vous ferez ainsi moins d’argent, immédiatement, qu’en mettant cette augmentation dans vos poches, c’est certain. Mais les revenus de l’État augmenteront quand même, avec les exportations, l’activité économique générée et la hausse, modeste mais réelle, du revenu disponible induite par la baisse de consommation d’énergie.

De plus, cette hausse de tarif fera passer de 30 à 130 milliards la valeur d’Hydro-Québec, ce qui éliminerait la dette nette du Québec (mais pas la brute, qui, comme vous le savez, est une vraie brute). La réduction d’impôt rendra le Québec fiscalement plus compétitif et la hausse de la Prime au travail contribuera à la nécessaire augmentation du taux d’activité.

Maintenant, pourquoi dis-je que vous pourriez obtenir un consensus sur cette proposition? D’abord parce que, au PQ, j’ai noté que dans son dernier livre, La souveraineté du Québec, Jacques Parizeau citait ma « démonstration très claire » (p. 199, je l’ai fait laminer). Je note que dans nouveau livre, Quelque chose comme un grand peuple, Joseph Facal mentionne aussi cette hypothèse. Je sais aussi que votre ami Marcel Côté, proche du Premier ministre, a appuyé publiquement cette proposition lors d’une conférence aux HEC.

Mais supposons que vous n’ayez pas cette audace. (Je vous accorde que l’opinion ne vous donnera pas le bénéfice du doute sur l’opération blanche. Il faudra en faire la démonstration dans son application concrète.) Je vous sais  intéressé à utiliser les tarifs d’Hydro à des fins fiscales, chaque point d’augmentation livrant environ 1,4 milliards dans vos coffres. Il serait à mon avis tout à fait insensible d’augmenter de façon générale les tarifs d’Hydro à des fins fiscales à toute la population, après que la société d’État ait convaincu les Québécois pendant des décennies à se chauffer à l’électricité. Ce serait les piéger, purement et simplement.

Vous pouvez cependant introduire dans la tarification d’Hydro une progression beaucoup plus forte que l’actuelle. Pour l’instant, les 30 premiers kw/h par jour sont facturés à 5,45 cents, ce qui équivaut à la consommation d’une famille moyenne. Au-delà, le coût est de 7,46 cents. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?

Haussez le deuxième tarif au niveau ontarien, soit 10 cents, puis ajoutez un peu plus haut dans l’échelle de consommation le tarif newyorkais, 19 cents. Vous aurez introduit une progressivité qui touchera les garages et piscines chauffées et sera une forte incitation à la réduction de la consommation.

Utilisez une partie des revenus ainsi récoltés pour reconduire votre programme de crédit d’impôt à la rénovation, mais en le ciblant spécifiquement sur la réduction de la consommation d’énergie et de l’empreinte écologique.Votre signal aux Québécois plus fortunés: je vous fais payer votre électricité supplémentaire au prix de vos voisins, mais je vous aide à faire baisser votre facture.

Notez que les deux propositions, la plus ambitieuse et cette dernière, ne sont pas mutuellement exclusives.

Je vous propose par ailleurs:

4. Les péages. L’opinion est d’avance résignée aux péages (60% sont pour) et le temps est venu des les appliquer. Mathieu Laberge, de Cirano, estime que 1,6 milliards pourraient être perçus par an sur le réseau routier, en fixant le péage (électronique) à 10 cents le km dans la région de Montréal et à 5 cents en dehors. Le blogueur Pierre Duhamel calcule que cela donnerait un coût de 32$ pour un a/r Montréal-Québec. Additionné à un plein d’essence de 50 $, cela donne presque exactement le coût d’un a/r en autobus. Il y a du changement de comportement dans l’air. Cette mesure aura un impact écologique certain, allez-y. Mais faites varier le péage en fonction du type de voiture. Les hybrides et les électriques paieraient moins. Les énergivores et grosses cylindrées paieraient davantage.

J’ajouterais que vous devriez introduire des péages aux points d’entrée du Québec, pour amortir « l’effet frontière » qui apparaîtra lorsque, comme je vous l’ai suggéré hier, la TVQ québécoise grimpera de deux points, ce qui augmentera l’écart avec la taxe ontarienne, et attirera quelques acheteurs.

5. Les frais de scolarité. La pression est forte pour que vous augmentiez ces frais, vers ce qu’on semble croire être un étalon-or en matière de politique publique: la moyenne canadienne ! Je continue à croire qu’au Québec où la valorisation de l’enseignement est récente et encore fragile, l’addition de tout frein financier au point d’entrée est une mauvaise politique. Mais comme je l’ai indiqué dans l’ouvrage précité, il est possible de donner aux diplômés le choix entre 1) payer les coûts réels de leur formation ou 2) payer les frais actuels, indexés; puis, seulement lorsqu’ils seront de hauts salariés (plus de 75 000$, par exemple), les faire rembourser les deux tiers du coût réel de leur formation. Par ce contrat, ils s’engageraient à oeuvrer au Québec pendant 12 de leurs premiers 20 ans de pratique professionnelle. Cela règlerait la question des délits de fuite: les étudiants profitant de la générosité social-démocrate du Québec pour s’éclipser ensuite aux États-Unis.

Ainsi outillés pour l’avenir, vous pourriez anticiper ces rentrées de fonds et consentir aux Universités tout ou partie des 500 millions par an qui leur manque cruellement en ce moment, sans avoir érigé de mur tarifaire à l’entrée de l’université.

6. La tarification différenciée. Je vais d’abord éventer un secret bien gardé. Les riches québécois, ceux qui font plus de 125 000 $ par année (dont vous êtes) paient certes un peu plus d’impôt que leurs voisins — 38% contre 35% au Canada et 33% aux USA, selon l’économiste Luc Godbout, qui est l’un de vos conseillers externes). Cependant, puisque la structure des coûts — habitation, énergie, etc — est plus faible au Québec, ils ont, à salaire égal, un pouvoir d’achat plus important que celui de leurs voisins. C’est même vrai, selon KPMG, lorsque leur revenu est de 14% plus faible que les Ontariens. Brefs, ils ne sont pas vraiment à plaindre. (Évidemment, ce n’est pas ce qu’ils croient. Remarquez, vous ne faites rien pour les détromper.)

Voilà pourquoi je vous suggère d’introduire une tarification différenciée selon la capacité de payer. Pour les garderies, les contraventions, amendes, les permis de conduire et toute une panoplie de tarifs gouvernementaux, faites varier le tarif avec le revenu. Impossible ? C’est pourtant ce que font souvent (mais pas systématiquement) la République française et plusieurs autres pays. Il suffit d’envoyer, avec le rapport d’impôt, une carte indiquant le quintile de revenu, de 1 à 5. À cinq, le citoyen paiera sa garderie au coût réel, comme à Toronto ou New York, soit 50$ par jour. À trois il paiera le tarif médian, 7$.  À 1 et 2, il paiera moins. Au total, l’État augmentera significativement ses revenus. (Impensable ? Dans les écoles publiques françaises, il faut montrer sa feuille d’impôt pour savoir quel tarif son enfant paiera pour la cafétéria. Personne ne regimbe.)

Vous nous dites que l’environnement fiscal du Québec le condamne à garder ses taux d’imposition actuels ? Admettons. L’environnement tarifaire, lui, ne l’oblige pas à vendre les services à rabais à ceux qui peuvent se les payer au juste prix.

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Voilà, monsieur le Ministre, ce que je pouvais vous dire en quelques mots sur la tarification, surtout pour vous indiquer que le rouleau compresseur n’est pas le seul véhicule possible en la matière, ce dont vous vous doutez assurément, et pour ajouter que plusieurs de mes suggestions vont dans le sens d’une réduction des émissions de gaz à effet de serre, ce qui est, aussi, un des objectifs de votre gouvernement, et de la nation.

En espérant ne pas avoir pris trop de votre temps, et vous donnant rendez-vous demain pour vous parler de productivité, acceptez, monsieur le Ministre, mes respectueuses salutations,

Un citoyen intéressé