Lettre ouverte à l’ex-scribe de Jean Charest

Cher Patrice Servant,

On ne se connaît pas, mais j’ai pensé qu’en ce moment difficile, recevoir une lettre d’un autre ex-scribe pourrait vous remonter le moral.

D’abord, vous me voyez rétrospectivement heureux d’avoir dit du bien de votre travail. « Chapeau au scribe » ai-je écrit au sujet du dernier discours inaugural. J’avais quelques réserves sur le fond. Des peccadilles. Mais j’avais apprécié la forme. J’espère que cela vous avait été rapporté.

Vous avez quitté vos fonctions après dix années passées à mettre en prose la pensée et l’action d’un homme.Je suis épaté. Moi, j’ai rangé mes crayons après seulement cinq ans au service de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard. Je ne sais donc qu’à moitié quel arrachement vous vivez.

Il se crée entre l’homme public et son scribe une complicité, une osmose, difficile à imaginer. Ils entrent l’un dans l’esprit de l’autre et, à la longue, empruntent les idées, les images, les tics mêmes du partenaire.

L’écriture, mais surtout la relecture commune de textes écrits souvent dans des moments charnières, exaltants ou périlleux, soudent les hommes. Ils travaillent ensemble à exprimer la vision, oui, mais souvent l’humeur, parfois l’acte d’accusation, le plaidoyer de la défense, du personnage le plus exposé de l’État. Il faut apprendre de concert à manier la lance et le bouclier, la colère et l’humour.

L’avez-vous fait comme moi ? Vous battre pour un mot, une expression, une chute ? Le pousser à aller plus loin, à dire plus, à s’exposer davantage ou à mordre plus fort? L’avez-vous vu vous refuser un paragraphe, puis décider de le remettre au dernier moment ? Vous reprocher une audace ou, au contraire, en rajouter sur un point où vous l’attendiez plus timide ?

Le processus est révélateur de la personnalité de l’un et de l’autre. Il engendre des tensions et des fou rires. Je sais Jean Charest, en privé, vif d’esprit et taquin. Lucien Bouchard l’était aussi. Avez-vous parfois osé placer exprès dans sa copie de travail une phrase extravagante, politiquement suicidaire, juste pour voir sa réaction pendant la réunion de lecture ?

Il y a évidemment un pôle dominant dans ce couple. Et lorsque le scribe a lui même une idée de la direction qu’il faut prendre, que cette direction n’est pas prise, sur des sujets mineurs, puis plus importants, puis majeurs, il en va de sa santé psychologique de procéder au divorce.

On ne peut se lover longtemps dans un moule qui n’est pas, ou qui n’est plus, fait pour soi. C’est mauvais pour la colonne cérébrale. Vous avez bien fait de partir. Il était temps que vous vous retrouviez. Cela ne sera pas simple, au début. Mais vous redeviendrez vous-même, tranquillement, naturellement.

Dans votre cas, le refus entêté du Premier ministre d’ouvrir une Commission d’enquête publique sur la construction vous a semblé contraire aux intérêts du Québec. D’autres que vous, qui partagent ce sentiment dans l’appareil libéral, ne vivent pas votre dilemme. Ils n’ont pas eu à mettre ce refus en mots. À le rendre convaincant. Ils n’ont pas pour métier de trouver une douzième formule justifiant ce déni de transparence.

Il dut y avoir un moment où vous avez été mal physiquement. Où cette obligation professionnelle d’agir en contresens de votre conscience a débordé votre cerveau pour attaquer votre système nerveux.

Laissez moi vous dire comment cela s’est passé pour moi. C’était un jour d’avril 1999. Un matin de Conseil national. J’écoutais, du fond de la salle, Lucien Bouchard lire mon texte. Une attachée politique vint vers moi et, commentant mon air accablé, me dit: « on dirait que ton chien est mort ».  J’étais mal. Physiquement atteint. Il m’était impossible d’écrire un autre texte comme celui-là. J’ai su à ce moment précis que je devais partir.

J’avais acquis depuis le début de cette année-là la certitude que la stratégie souverainiste était vouée à l’échec. J’avais l’intime conviction qu’en aucun cas nous ne pourrions nous y rendre avant la fin du mandat, alors pourtant jeune de moins de six mois. Je m’étais battu, à l’interne, pour offrir une autre voie. Le Premier ministre avait un temps examiné sérieusement cette idée, puis, récemment l’avait écartée. C’était son droit le plus strict, évidemment.

C’était donc la première fois que je devais écrire pour les militants péquistes réunis un discours où je n’exposais pas le fond de ma pensée — car jusqu’alors il s’agissait d’une pensée partagée avec mon patron. Ça ne l’était plus. J’avais esquivé le problème en développant un argumentaire sur le rapport de force du Québec, dilué au sein du Canada, mais qui ne pourrait se déployer qu’avec la souveraineté. J’avais pris soin de ne rien dire de faux.

Mais, assis derrière les centaines de militants, je voyais bien que j’avais pour la première fois échoué à ma tâche de faire dire au Premier ministre la plus importante des vérités de l’heure. Je ne lui faisais pas dire « si nous ne changeons pas de trajectoire, la souveraineté ne se fera pas avant plusieurs années ».

Il a fallu à Lucien Bouchard plusieurs mois pour arriver, à son tour, à cette conviction et tirer lui-même sa révérence. « Je me suis rendu à ta conclusion » m’a-t-il dit, le soir de sa démission. L’arrachement que j’avais vécu au moment de quitter Lucien Bouchard est revenu me hanter, précisément ce jour où il est parti. Ô combien j’ai regretté de ne pas être là pour écrire son discours de départ.

Si un jour Jean Charest décide, par je ne sais quel miracle, d’annoncer une commission d’enquête, vous serez, chez vous, bien triste de ne pas tenir la plume.

Vous avez exprimé votre malaise. Lors de ma démission j’ai dit aux journalistes que j’étais inquiet de « l’impasse politique » dans laquelle était le Québec et annoncé que je publierais un essai, qui ne livrerait aucun secret, sauf mes idées pour la suite de notre histoire. Ce serait « Sortie de secours » ou, comme le dirait un Lucien Bouchard agacé, « La patente à Lisée ».

Vous n’aurez peut-être pas, du moins pas tout de suite, votre « patente »: une Commission d’enquête publique. Mais je suppose que vous aurez eu, au moins, une consolation. Ce lundi soir, votre démission a ouvert le Téléjournal. On a vu votre photo, des images où on vous voyait travailler avec le Premier ministre. En constatant que vous faisiez ainsi la nouvelle, votre mère vous a-t-elle dit: « Tu devais être quelqu’un d’important, finalement »?

Moi, en tout cas, ça m’a aidé à passer au travers.

Confraternellement,

Jean-François Lisée
Ex-scribe