«Liberation Day» pour les contrebandiers!

Note à tous les chômeurs qui vont bientôt perdre leur gagne-pain, gracieuseté de la folie tarifaire de Donald Trump : une nouvelle carrière vous ouvre grand les portes, celle de contrebandier.

Si vous vivez le long de la plus grande frontière non défendue (pour l’instant) du monde, vous serez aux premières loges. Des fortunes ont été faites, il y a plus d’un siècle, lorsque l’alcool était interdit au sud de la frontière, mais légal et produit en grande quantité au nord. Les Bronfman, ici, et les Kennedy, là-bas, y ont constitué leur accumulation primitive de capital.

Dans la nouvelle ère de contrebande qui s’ouvre, les produits n’auront pas tous le cachet du fruit défendu, mais celui du prix distendu. L’alcool fera toujours partie des produits convoités. La bouteille de Veuve Cliquot, par exemple, vendue — disons — 100 $ à Montréal, le sera 135 $ à Plattsburgh. Une palette de 100 bouteilles vaudra un différentiel de 3500 $. Il y a une passe à faire.

Les contrebandiers ont évidemment le même dilemme que tous les autres entrepreneurs: la rentabilité de leur modèle d’affaires dépend de la prévisibilité des tarfis trumpiens. Pour l’instant, ils n’arrêtent pas de bouger. Par exemple, ils pouvaient il y a 10 jours calculer que tous les produits arrivant au Canada depuis l’Europe sans tarification commerciale vaudraient ici 20 % moins cher que quelques kilomètres plus au sud. Le pactole aurait été encore plus grand pour les produits provenant d’Asie, avec des différentiels de 30 ou 35 %. Mais tout a été mis sur pause et ramené à 10%, une marge trop faible pour monter des réseaux. Pour la Chine, cela semble plus sérieux. Trump ayant (pour l’instant) fait monter les enchères, tout ce qui vient de l’empire du Milieu coûtera 145 % moins cher au Canada qu’aux States. Oui, 145 % !

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Le conservateur antitrumpiste d’origine canadienne David Frum, dans The Atlantic, a tenté d’imaginer l’ampleur que pourrait prendre le phénomène d’ici quelques mois. Il compte sur le sens des affaires des petits trafiquants qui viendront s’approvisionner outre-frontière. S’il est difficile de bloquer le flot de fentanyl, imaginez la tâche qui attend des douaniers surchargés lorsqu’il s’agira d’intercepter l’arrivée de café ou de chaussures de sport.

« Même le plus fervent partisan de MAGA ne trouvera pas malsain de marchander des sous-vêtements issus du libre-échange à l’arrière d’un camion venu du Mexique ou du Canada, écrit-il. Il ne sera pas non plus facile d’inciter les forces de police d’État et locales à effectuer des descentes dans les stands qui apparaîtront bientôt dans les rues des villes américaines, et encore moins de surveiller le nombre quasi infini de transactions sur les places de marché en ligne comme eBay et Etsy. »

Les Américains seront d’autant plus avides de rabais que l’impact escompté des tarifs sur leur compte de banque sera salé. Selon les estimations, une famille moyenne pourrait devoir payer environ 3000 $ de plus pour sa consommation courante.

Si ce sont les consommateurs américains qui se déplacent, ils ont droit de faire un aller-retour sans payer de taxes sur les premiers 200 $US d’achat. Les affaires s’annoncent bonnes pour les détaillants qui s’installeront à quelques kilomètres de la frontière américaine. Et pourquoi ne pas consommer sur place ? Repas bien arrosé de produits et de vins importés.

Nos gouvernements ne seront pas rétifs à cette offre transfrontalière ; ils devraient au contraire l’intégrer à leur riposte aux sautes d’humeur trumpiennes. On peut imaginer des campagnes de promotion vantant chez les Américains les avantages de l’achat-pas-chez-vous. Les antitrumpistes seront nos meilleurs clients. « Embêtez Trump, achetez Québécois ! »

Il coûtera moins cher de venir acheter ses pneus neufs chez nous, et probablement quelques pièces de voitures. Alors, pendant la réparation, autant rester quelques jours dans un petit hôtel où on ne voit personne porter de casquette MAGA. David Frum suggère même à nos gouvernements d’offrir aux visiteurs américains une exemption de la taxe de vente sur les produits qu’on leur sert.

Le gouvernement Trump réagirait-il en réduisant le personnel aux douanes, pour créer des bouchons détestables ? Peut-être. Cela rendrait les Américains plus furieux encore, et la contrebande fleurirait, écrit Frum, par bateau, « dans de petits avions, par motoneige et à pied ».

Dans le New York Times, l’auteur Ted Genoways prévoit une explosion du marché noir à la frontière mexicaine. Il rappelle qu’au temps de la prohibition, la police américaine tentait de bloquer l’importation de tequila mexicaine. L’opération a eu deux effets : rendre la tequila encore plus populaire et susciter la création au Mexique de cartels de contrebande. Aujourd’hui, les cartels frontaliers se spécialisent dans le passage de migrants et de drogue. Mais ce sont des professionnels de la marge de profit. S’ils peuvent faire passer aux États-Unis n’importe quel produit mexicain frappé par un tarif et le vendre à moindre coût pour un gain intéressant, leurs réseaux sont déjà prêts.

Le chaos tarifaire fera le bonheur de contrebandiers qui opèrent bien au-delà des Amériques. Puisque les tarifs sont différenciés d’un endroit à l’autre, il devient profitable de déplacer des marchandises vers les pays moins tarifés avant de les exporter aux États-Unis. Un genre de tourisme commercial tarifaire. Un des plus beaux cas, relevé par l’économiste Paul Krugman, est celui de l’Irlande. Au nord de l’île, l’Irlande du Nord est une province du Royaume-Uni, frappé d’un tarif de 10 %. Le sud de l’île, la République d’Irlande, fait partie de l’Union européenne, qui doit, après la « pause », casquer 20 %. L’exportateur qui doit envoyer une marchandise à New York a tout intérêt à déplacer son stock vers le nord. Croit-on un instant que le gouvernement britannique va investir argent et énergie pour empêcher cette bénigne entourloupe ?

Donald Trump avait rendu célèbre la photo prise lors d’une de ses arrestations — son mug shot. On peut acheter des t-shirts et des tasses l’arborant. Les contrebandiers qui feront fortune grâce à lui devraient, à mon avis, tous porter ces t-shirts. Il serait normal que le président hors-la-loi soit leur modèle, leur emblème. Et qu’on le retrouve, pourquoi pas, sur leurs tatouages. Ils auraient Trump dans la peau.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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