S’il fallait choisir parmi les bévues du gouvernement Trudeau, il y aurait suffisamment de matière pour devoir la sérier. Dans la catégorie « déconnexion », on mettrait les vacances chez l’Aga Khan et chez l’ami milliardaire de la Jamaïque ainsi que le loufoque défilé de mode lors d’une visite en Inde. Dans la catégorie « inaptitude », il y aurait les délais de délivrance des passeports et la saga d’ArriveCAN. Sous « copinage », on trouverait les juteux contrats aux amis de McKinsey et compagnie, l’affaire SNC-Lavalin et celle de Mouvement UNIS. Dans la colonne « insouciance », il faudrait rappeler la promesse de 2015 de Justin Trudeau de créer de petits déficits qui se résorberaient d’eux-mêmes et sa lenteur à réagir à l’influence étrangère.
Mais aucune de ces erreurs de parcours n’est aussi significative et profondément délétère pour la qualité de vie des citoyens, canadiens et québécois, que la décision prise dès 2015 d’ouvrir les vannes de l’immigration, permanente et temporaire, et de plonger tout le pays dans ce que l’économiste en chef de la Banque Nationale, Stéfane Marion, appelle « le piège démographique ». Il faut énormément de rectitude politique pour refuser de reconnaître l’ampleur du dommage causé par l’équipe Trudeau au tissu économique et social québécois et canadien.
En logement, Marion écrivait en avril qu’il « n’y a pas de précédent pour un déficit de l’offre de logements d’une telle ampleur », faisant référence à celle désormais enregistrée. « Le retour à la normale pourrait prendre des années ; en attendant, les ménages canadiens ne doivent pas s’attendre à un allégement significatif de l’inflation du coût du logement. » Cela signifie donc que la politique migratoire fédérale aura des conséquences à long terme, non seulement sur la crise du logement, mais sur l’inflation elle-même. D’autres économistes ont conclu qu’elle avait un effet à la baisse sur la productivité, désormais en berne au Canada.
Marion calculait en mai que, loin de s’estomper, « le choc démographique s’aggrave au Canada », dans une hausse folle de 47 % entre le début de 2023 et le début de 2024. Son avis : « Ottawa ayant annoncé son intention de limiter l’immigration à partir de 2025, il semblerait que de nombreuses personnes aient décidé de venir au Canada plus tôt. Les problèmes d’accessibilité au logement pourraient s’aggraver au cours des prochains trimestres, alors que nous nous dirigeons vers une nouvelle année record de croissance démographique. »
Lundi, lors de sa conférence de presse, François Legault a osé faire une démonstration chiffrée. En dix ans, le nombre de temporaires sur le territoire québécois a quintuplé, passant de 105 000 par an à 560 000. Si l’on ne calcule que la progression des deux dernières années, soit 270 000 nouveaux résidents, il estime qu’il aurait fallu 120 000 unités d’habitation supplémentaires pour les loger. Or, la totalité du secteur de l’habitation n’a livré que 90 000 nouveaux logements sur cette même période, provoquant une pénurie de 30 000 logements. Il en conclut que, si le nombre de temporaires était resté stable, la pénurie n’existerait pas.
La réponse de Justin Trudeau fut d’affirmer que « ce n’est pas toujours la meilleure chose à faire, de cibler et de dire que tout est la faute des immigrants ».
Donc, le premier ministre du Québec présente une démonstration. Le premier ministre du Canada, responsable du dommage causé, réplique, non seulement par une opinion, mais également par une déformation du propos (reprise d’ailleurs au Québec par Gabriel Nadeau-Dubois). Legault dit : c’est la faute de la politique fédérale d’immigration. Trudeau répond : arrêtez de dire que c’est la faute des immigrants.
Il y a de la mauvaise foi dans le système. Trudeau a d’ailleurs repris les propos tenus jeudi dernier par son ami Marc Miller, ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, sur la vraie raison des piques de mauvaise humeur de Legault : la montée des séparatistes. « Je comprends, a-t-il dit, qu’il y a un contexte un peu particulier à l’Assemblée nationale ces jours-ci avec la montée du PQ [Parti québécois]. Je comprends que M. Legault est en train de répondre à des exigences politiques. »
Vous voyez ? Ce n’est pas bien grave. C’est de la rhétorique politique. Marc Miller va vous l’expliquer. Voici : « Depuis une année, le thème de l’immigration plombe […], c’est une rhétorique, je crois, assez toxique malheureusement au Québec — parce que le Québec, somme toute, a fait un très bon travail d’intégration à travers les années — […] Mais je sais qu’il y a aussi un volet de théâtre politique qui est, selon moi, assez malheureux. »
Oui, mais à part le logement, Québec affirme que la pression sur ses écoles est considérable, au point que, selon le premier ministre, parmi les 560 000 temporaires, on compte 52 000 enfants d’âge scolaire. Il faut pour les encadrer 3700 enseignants. Or, dans l’ensemble du réseau, il en manque 6300. L’absence de ces enfants ne réglerait donc pas tout le problème de pénurie, mais tout de même la moitié.
Qu’en pense le ministre Miller ? « Ce n’est pas les immigrants qui ont causé la pénurie d’enseignants qui [se voit] au Québec depuis des années. Des milliers d’enseignants, ç’a rien à voir avec l’immigration. […] En même temps, le Québec n’a pas tort non plus. Mais pas forcément raison. C’est cette exagération, qui a parfois une certaine base dans la réalité, que je reproche [au gouvernement québécois], parce qu’à défaut de cerner le problème, c’est difficile de trouver la solution. »
J’en tire quand même l’impression qu’il y en a un qui tente sérieusement de cerner le problème, et un autre qui fait semblant de ne pas comprendre. Saurez-vous me dire lequel ?
(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)