L’inflation, le marteau, le clou et nous

Savez-vous combien de gens vous allez mettre au chômage avec votre stratégie d’ici la fin de l’année ? demanda-t-elle. Il ne le savait pas. « Ce n’est pas le but », a-t-il dit. Oui, mais, reprit-elle, puisque votre politique prévoit un point de chômage de plus, cela donnera deux millions de chômeurs de plus. Qu’avez-vous à leur dire ?

Le président de la Réserve fédérale américaine (Fed), Jerome Powell, passait un mauvais moment. Les questions embarrassantes étaient posées par une femme qui s’était opposée à sa nomination, le qualifiant d’« homme dangereux », la sénatrice démocrate Elizabeth Warren.

Elle s’oppose à la totalité de la stratégie de réduction d’inflation de la Fed par des hausses consécutives des taux d’intérêt, similaire à celle, ici, de la Banque du Canada. Face à l’inflation, les banques centrales sont comme des marteaux à la recherche de clous. Augmenter les taux rend le crédit moins accessible, ce qui pousse les consommateurs à moins acheter, les aspirants propriétaires de maison à retarder leur achat, les PME à investir moins. L’économie ralentit jusqu’à entrer en récession, et les familles, poussées au chômage, consomment moins. Les salaires n’augmentent plus ou régressent, l’inflation est matée.

Mais que se passe-t-il, a demandé Warren, lorsque l’inflation n’est pas causée par la demande ou les salaires, mais par des facteurs sur lesquels vous n’avez aucun contrôle, comme une guerre en Ukraine qui fait bondir le coût de l’énergie, des grippages de la chaîne d’approvisionnement et la propension d’entreprise à escroquer les consommateurs en ajoutant une couche de surprofits sur l’augmentation des coûts ? Powell devait admettre que cela n’était pas de son ressort. Il n’a qu’un marteau et ne frappe que sur un clou : nous.

Une politique plus créative, et plus courageuse, de lutte contre l’inflation viserait les vrais responsables. Les efforts pour résoudre les problèmes des chaînes d’approvisionnement sont limités. Mais nous avons les outils nécessaires pour agir sur deux autres éléments : les surprofits et le bidouillage des prix.

L’an dernier au Canada, les salaires ont augmenté moins rapidement que l’inflation. Mais les bénéfices des entreprises de chaque secteur — énergie, détail, finance — ont progressé deux fois plus vite. Elles ont fait un taux de profit nettement plus élevé que la normale, se sont servies au passage et ont contribué, bien plus que le travailleur ou le consommateur, à la hausse des prix. Pourtant, les emplois et les salaires de ces chefs d’entreprise et d’industrie sont à l’abri. Personne ne tape sur leur clou.

Doit-on penser que seuls des bolcheviques oseraient proposer de taxer les surprofits et d’utiliser ces montants pour réduire les coûts à la pompe ? Oui, si on considère que le président français Macron, le chancelier allemand Scholz et tous les chefs d’État européens sont des léninistes. Ils ont imposé, via l’Europe, un impôt spécial de 35 % sur les surprofits, ce qui devrait générer 300 milliards de dollars par an, reversés aux consommateurs.

Ils n’ont fait que suivre l’exemple du conservateur britannique Rishi Sunak. Ministre des Finances, il avait fixé cette surtaxe à 25 %. Devenu premier ministre, il l’a haussé à 35 %. Au sein de l’Europe, certains pays vont plus loin. La Belgique est à 38 %, la Slovaquie et la Pologne à 50 %, la République tchèque à 60 %, la Grèce à 90 %. Évidemment, rien n’interdit d’étendre cette taxe spéciale anti-inflation sur les surprofits des autres secteurs d’activité, jusqu’à ce que l’inflation retombe à 2 %, dans ce qu’on devrait présenter comme une grande corvée des citoyens corporatifs en faveur du bien commun, auxquels ils sont conviés par l’entremise de la loi fiscale, pour être certain d’atteindre une solidarité maximale.

Il existe un autre mécanisme pour réduire la propension à exagérer l’inflation : empêcher une trop forte concentration de la propriété des entreprises et des marques. Une règle générale indique que lorsque quatre entreprises contrôlent plus que 40 % des ventes, il y a affaiblissement de la concurrence pour réduire les prix afin d’attirer les consommateurs. Or, au Canada, selon un rapport de l’Université York, la concentration dans toute la chaîne de l’alimentation dépasse de loin les 40 %, atteignant 80 % dans la distribution.

Le seuil est également dépassé dans le secteur de l’énergie et des banques. La solution à moyen terme est de mettre un terme à toute fusion d’entreprise au-delà d’un seuil beaucoup plus bas, autour de 15 %. Au passage, tous les vacanciers québécois doivent remercier l’Union européenne d’avoir bloqué l’absurde fusion Transat-Air Canada, qui avait l’appui de François Legault et de Justin Trudeau, sous prétexte que Transat ne pouvait survivre. Pourtant, elle est en piste pour un rapide retour à la profitabilité.

En attendant qu’on détienne un bureau de la concurrence québécoise possédant une colonne vertébrale — la loi interdit d’imposer le double du prix courant aux consommateurs —, rien ne décourage cet entre-deux, où le grossiste ou le détaillant ajoute sans raison autre que l’appât du gain son petit 33 % ou 50 % de hausse. Pendant la pandémie, le bureau de la concurrence de Colombie-Britannique avait invité les citoyens à lui signaler ces écarts. L’Office de protection du consommateur devrait ici créer une Unité de surveillance du bidouillage des prix (l’USB) pour informer en temps réel les consommateurs sur l’identité des profiteurs. Cette mauvaise publicité aurait un effet boeuf sur le prix, disons, du boeuf, et sur tous les autres. Et avec une ligne 1-800-bidouillage, on gage que l’info entrera à pleines portes de la part de concurrents aussi informés qu’intéressés.

Bref, en matière d’inflation, nous ne sommes pas les seuls clous en ville. Il n’y a pas de raison qu’on soit les clous du spectacle.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)


Cliquer pour commander. Versions numériques et AudioLivres disponible.

2 avis sur « L’inflation, le marteau, le clou et nous »

  1. Merci. J’ai osé récemment de poser la question à un chroniqueur économique de La Presse, pourquoi le combat contre l’inflation se fait sur le dos des travailleurs. La réponse? Parce que c’est la seule façon de réduire l’inflation en créant du chômage. Diane Bellemare et vous faites la preuve du contraire.

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *