Mark Carney et le Québec, un rapport trouble

On sous-estime l’ampleur de l’intervention passée de Mark Carney au Québec. Lorsqu’il était gouverneur de la Banque du Canada, il s’est trouvé devant un cas sans précédent. Comme ailleurs dans le monde, des banques et institutions canadiennes avaient investi des milliards de dollars dans un outil beaucoup plus risqué qu’il n’y paraissait, appelé papier commercial adossé à des actifs (PCAA). On découvrait soudainement que ces actifs n’étaient pas solides et que ceux qui s’y étaient adossés allaient se retrouver le nez sur le sol.

Il fallait agir. Mark Carney était l’homme qu’il fallait. Toutes les grandes banques canadiennes pouvaient compter sur lui. Des prêts d’urgence s’élevant à 41 milliards de dollars furent débloqués par Carney, puis, par le truchement de la Société canadienne d’hypothèque et de logement, 70 milliards supplémentaires ont servi à racheter des banques les investissements pourris dans lesquels elles s’étaient empêtrées.

Carney était sur tous les fronts, lançait à tous des bouées de sauvetage, rappelait tout le monde. Sauf une personne, Henri-Paul Rousseau.

L’homme représentait pourtant le plus grand détenteur de ces investissements au Canada, pour une somme de 14 milliards de dollars : la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ). Après plusieurs tentatives ratées de parler à la haute direction de la Banque du Canada, Rousseau doit se rendre à l’évidence : contrairement aux grandes banques canadiennes, qui se tireront indemnes de la débâcle grâce à l’aide de la Banque du Canada, la Caisse de dépôt, elle, devra totalement assumer la perte de ses actifs. Elle est larguée par Carney.

Le récit fouillé de cet épisode est narré par Jean-Jacques Pelletier dans son récent Le bas de laine mangé par les mythes (Septentrion). Il explique que, pour ainsi faire sortir la CDPQ du giron des institutions à sauver, Carney a introduit in extremis une distinction que personne n’avait auparavant notée. Ceux qui détenaient des PCAA émis par des banques seraient protégés : c’était le cas des grandes banques. Ceux qui détenaient des PCAA émis par d’autres institutions que des banques seraient ignorés : c’était le cas de la Caisse de dépôt.

Ayant ce précédent en tête, comprend-on mieux les bizarres décisions asymétriques envers le Québec prises par Carney, désormais premier ministre ?

Yves-François Blanchet aime répéter que, aux premiers jours de la crise des tarifs, Carney a dégagé 2 milliards de dollars pour venir en aide au secteur de l’automobile canadien. Mais 2 milliards, c’est la somme que l’industrie québécoise du bois d’œuvre est forcée de payer, au total depuis quatre ans, en droits compensateurs imposés par les États-Unis, droits qui viennent de bondir. Pour compenser ces coûts, Carney semble avoir égaré son chéquier.

Il a pris la décision de consacrer 3,7 milliards d’argent public pour distribuer des chèques de 220 à 440 $ à chaque Canadien, mais pas aux Québécois et aux Britanno-Colombiens. Le prétexte ? Les chanceux ont payé, dans le passé, la taxe carbone pour laquelle ils ont déjà été surremboursés. Si vous estimez que cet argument est indigne d’un banquier, vous n’êtes pas le seul. C’est aussi l’opinion de toute l’Assemblée nationale. D’autant que, pour payer ces chèques à nos voisins, Carney a utilisé l’argent des contribuables québécois. Grâce à lui, on vient de transférer 800 millions aux autres Canadiens. Souvent interrogé par les journalistes à ce sujet, Carney fait semblant de ne pas comprendre la question. (Il ne la comprend pas en anglais non plus.)

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Dans la gestion des tarifs et des contre-tarifs, Carney a su faire de la dentelle avec l’industrie ontarienne de l’automobile : les pièces provenant des États-Unis et qui sont utilisés dans la fabrication de voitures canadiennes sont exemptées de contre-tarifs pour protéger la compétitivité de l’industrie locale.

Mais où est passée la dentellière pour l’industrie québécoise de l’aluminium? Les contre-tarifs de Carney sur l’aluminium importé des États-Unis ont deux effets boomerang néfastes. D’abord, le prix de l’aluminium nord-américain est uniformisé, donc tout tarif ou contre-tarif en augmente le prix pour la totalité des acheteurs — la surenchère nuit ainsi à notre industrie. Ensuite, les allers-retours de produits transformés de l’aluminium des deux côtés de la frontière font en sorte que les tarifs Carney s’ajoutent aux tarifs Trump dans le coût de plusieurs produits fabriqués ici. Le premier ministre ne semble pas sensible à cette problématique principalement québécoise.

Voilà pour les sujets que l’ex-banquier doit maîtriser sur le bout de ses doigts. Mais qu’en est-il des questions identitaires et migratoires, où il sort de sa zone de confort ?

Sur l’immigration, il vient de déclarer vouloir faire croître la population canadienne de 1 % par an, même si notre capacité de loger ces nouveaux venus n’augmentera pas, c’est certain, au même rythme. Cette progression forcerait le Québec à accueillir 80 000 nouveaux permanents par an, ce qui excède notre capacité d’accueil. Sur les temporaires, il est d’accord pour en réduire le nombre. Le plus simple serait de déléguer au Québec la gestion du programme fédéral de travailleurs temporaires, ce que propose Pierre Poilievre. C’est manifestement trop demander aux libéraux de Carney.

Sur la laïcité, il est comme tout bon libéral opposé à la loi québécoise, ce qui est son droit. Mais plutôt que de respecter la volonté québécoise et de laisser les règles du jeu en l’état, il promet de tenter de convaincre la Cour suprême d’enlever au Québec le seul levier qui lui permette d’assumer sa différence, la disposition de dérogation, mieux nommée clause de souveraineté parlementaire.

Au sujet de la langue française, de même, il se montre plus enthousiaste que les autres chefs de partis fédéraux à l’idée de dépouiller la loi québécoise de l’usage de la disposition de dérogation et de laisser les juges fédéraux, nommés par Ottawa, en arracher goulûment des morceaux, souvent les plus efficaces.

En janvier, Ottawa avait remarquablement choisi un opposant à la Loi sur la laïcité de l’État québécois, Robert Leckey, pour siéger à la Cour supérieure (comme il l’avait fait pour un juge à la Cour suprême, Mahmud Jamal). L’Assemblée nationale a voté une résolution demandant que, dorénavant, ces nominations se fassent à partir de candidats proposés par Québec. Un premier ministre canadien respectueux de la nation québécoise aurait peut-être au moins fait semblant d’examiner posément la proposition ; Mark Carney l’a rejetée dans l’heure.

Vous en tirerez la conclusion que vous voulez. Mais moi, je vote Bloc.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

4 avis sur « Mark Carney et le Québec, un rapport trouble »

  1. Bonjour,
    Pour ma part, quand le seul intérêt qu’un aspirant premier ministre semble éprouver à l’égard de la nation québécoise, c’est son rapport à la poutine, je me sens très mal à l’aise…

    Par ailleurs, je ne saisis pas pourquoi les journalistes semblent tous croire qu’un banquier soit l’homme idéal pour diriger un pays… À plus forte raison lorsque l’ex-banquier a conseillé d’endetter le pays déjà surendetté. Trouver des entourloupes fiscales pour les multimillionnaires, c’est loin d’être rassurant pour les gens qui ont un train de vie moyen…

    À mon avis, une personne monoparentale qui arrive à équilibrer un budget, moyennent un salaire moyen, démontre un meilleur sens des affaires! J’ai bien dit ÉQUILIBRER un budget…

    J’attends toujours qu’on me fasse la preuve de l’équation banquier = meilleur personne pour gérer et diriger un pays…

    J’ai voté pour le Bloc moi itou!

  2. Alors pourquoi nous faire la leçon sur le fait qu’il faudrait attendre l’échéance pour aller voter? J’ai toujours voté pour le Bloc, et ce n’est pas Carney qui allait me faire changer d’idée! J’ai voté il y a dix jours, vendredi soir, et j’ai attendu exactement deux minutes 😌

  3. Bonjour monsieur Lisée:-)

    Vous savez quoi? Laissant les fédéralistes libéraux de monsieur Carney faire mal au Québec. Ainsi ça donnera encore plus de munitions au parti Québécois pour convaincre la population de faire la souveraineté. Dans le passé, on parlait des conditions gagnantes et bien, je crois que ces conditions pourraient être réunies dans quelques années.

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