Mark Carney, menace à l’unité canadienne?

Avertissement : cette chronique n’est pas un appel au vote. Elle n’offre que des constats. Mais ceux de mes lecteurs qui souhaitent maximiser les chances que le Canada reste uni devraient voter pour Pierre Poilievre. Et ceux de mes lecteurs qui souhaitent maximiser le risque de fragmentation du Canada devraient voter pour Mark Carney.

Ce n’est évidemment pas dans le programme du chef libéral de présider au départ d’une ou de plusieurs provinces canadiennes. Cependant, les partisans de l’indépendance de l’Alberta, et plus généralement des provinces des prairies, voient en l’élection de Carney la principale condition gagnante de la réalisation de leur projet.

L’affaire ne serait qu’anecdotique s’ils n’avaient pas trouvé en la première ministre albertaine une femme d’une farouche détermination qui a entrepris de tout mettre en œuvre pour provoquer, a-t-elle écrit, « une crise d’unité nationale sans précédent ».

Je vous ai avisés dans une chronique antérieure de la liste de demandes qu’elle a envoyée aux deux partis fédéraux qui, en comparaison, rend celle livrée cette année par François Legault on ne peut plus pâlotte. Danielle Smith donne six mois au futur premier ministre canadien pour se rendre à ses exigences (en résumé : bar ouvert pour le pétrole), sinon… elle « jugera » de l’humeur des Albertains. Non sans les avoir crinqués dans l’intervalle avec une commission de consultation appelée Next Steps, avec une promesse de référendum, et avec la prédiction qu’envers l’Ouest, « Carney est pire que Trudeau ».

Hier comme aujourd’hui, une majorité massive d’Albertains souhaite rester canadienne. Mais alors que, sous le dernier premier ministre conservateur, issu de l’Alberta, Stephen Harper, seulement 10 % des citoyens de la province pétrolière souhaitaient voir leur drapeau flotter aux Nations unies, aujourd’hui, dans l’hypothèse de l’élection de Carney, un tiers est partant. L’idée est donc sortie de la marge.

Le vieux sage albertain Preston Manning, ex-fondateur du Reform Party dont la devise était « The West Wants In » — l’Ouest veut être présent dans les décisions, s’est transformé en partisan du « Wexit » — aucune traduction nécessaire. Dans un texte publié dans le Globe and Mail la semaine dernière, il a lancé un avertissement aux électeurs du centre du pays (il parle de nous et des Ontariens) et de l’Atlantique. Nous devons « reconnaître qu’un vote pour les libéraux de Carney équivaut à un vote pour la sécession de l’Ouest ».

Il s’explique : « Si les préoccupations ou les actions de l’Ouest canadien vous importent peu, ignorez ce conseil non sollicité. Mais comprenez que la séparation du moteur économique de l’Ouest canadien, basé sur les ressources, aura sur le reste du Canada des conséquences économiques et sociales désastreuses ». Bref, il nous enjoint de rejeter Carney, non pour le seul bien de l’Alberta, mais pour nous éviter les conséquences désastreuses que le départ de la poule aux œufs pétroliers infligerait.

Commander ici. Version PDF disponible.

Manning prévoit d’ailleurs que d’autres provinces de l’Ouest quitteraient la fédération, en cas de départ de l’Alberta. Un député du Nouveau Parti démocratique (NPD) a voulu en avoir le cœur net en posant directement cette semaine la question à Scott Moe, premier ministre de la Saskatchewan. Sans succès. Moe refuse d’exclure clairement un avenir indépendant à sa province. Les questions d’aliénation de l’Ouest et d’indépendance sont sérieuses, dit-il. Mais encore ? « Si c’est la voie qu’ils continuent à suivre [les politiques environnementales libérales], et si cette politique non consentie nuit à la façon dont nous créons de la richesse, des emplois et des opportunités dans cette province, alors nous allons avoir un problème important dans le futur. »

La machine à problèmes

Un problème, c’est vite dit. Je connais des souverainistes québécois qui leur diraient, à Smith et à Moe, qu’il faut de méchants problèmes pour convaincre 50 % d’une population plus une personne de dire adieu au Canada. Smith a eu une idée riche : s’associer au Québec pour multiplier les problèmes avec Ottawa. J’aimerais rencontrer le conseiller albertain qui s’est donné la peine de lire les 108 pages du rapport publié en novembre par le Comité consultatif sur les enjeux constitutionnels du Québec au sein de la fédération canadienne.

Avant même que le gouvernement Legault ne se prononce sur ses recommandations, Danielle Smith les a trouvées excellentes, et a proposé dans une lettre à son homologue québécois que les deux provinces appuient de concert sur l’accélérateur des revendications autonomistes. Accorder aux lois provinciales sur la propriété la préséance sur les lois fédérales, avoir son mot à dire dans la nomination des juges (Simon Jolin-Barrette a bougé là-dessus cette semaine), réduire le pouvoir fédéral de dépenser, désigner soi-même son lieutenant-gouverneur, participer directement aux négociations internationales et soumettre leur application à une ratification des provinces, la liste est longue.

Cela embêterait un gouvernement Poilievre, c’est certain, car ces réformes excèdent de loin la flexibilité provincialiste conservatrice. Il s’agirait plus assurément d’une série de drapeaux rouges agités devant un gouvernement libéral peu enclin à démanteler l’œuvre de Trudeau père.

Il est tout à fait possible que l’ensemble de la manœuvre soit une entreprise classique d’augmentation du rapport de force de l’Alberta pour arracher davantage d’autonomie au sein de la fédération et faire déboucher ses projets de pipeline. Mais je pense subodorer qu’il y a davantage. On a vu Danielle Smith évoluer comme un poisson dans l’eau de la droite républicaine, y compris à Mar-a-Lago, dans un rassemblement MAGA (Make America Great Again) en Floride et sur les ondes trumpistes. Il est aisé de conclure qu’elle s’imagine demain gouverneure du 51e État américain. Puis, pourquoi pas, première sénatrice de l’Alberta à Washington. Elle n’a que 54 ans après tout.

Que signifierait, pour les indépendantistes québécois, le scénario d’une Alberta quittant le Canada ? Rien de moins qu’une aubaine. D’abord, le départ de la province baliserait la voie de sortie de la fédération, en traversant toutes les étapes nécessaires : reconnaissance de la question et du résultat référendaires par le Parlement fédéral, négociation d’une juste répartition de la dette et des actifs, ratification canadienne de son départ. En cas de succès — mais en ce cas seulement —, les Québécois anxieux seraient rassurés. Non seulement une indépendance négociée est possible, se diraient-ils, mais elle vient d’arriver. Si la Saskatchewan puis le Manitoba prenaient la même procédure à sa suite, ce serait encore mieux.

Et puisqu’on s’aventure assez loin sur le chemin des possibles, quittons la zone du vraisemblable pour badiner un peu. Si, après l’Ouest, l’Atlantique et l’Ontario décidaient de quitter le Canada, le Québec se retrouverait… tout seul. Nous obtiendrions l’indépendance par défaut, tous les autres s’étant séparés de nous. Nous pourrions alors reprendre le Ô Canada, que nous avions inventé pour parler de nous. Reprendre aussi la feuille d’érable, qui nous appartient. Même le mot « Canada », utilisé à l’origine pour parler de notre coin de continent, deviendrait disponible. C’est un mot iroquois ou wendat qui signifie « village ». On pourrait le leur redonner, tout simplement.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

1 avis sur « Mark Carney, menace à l’unité canadienne? »

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *