Meech 10. La grande parade des députés fédéraux

Convention1990-150x150Sur le plancher du Centre des congrès de Calgary, une cinquantaine de militants libéraux fédéraux portent leur doute sur le bras en ce 23 juin 1990, lendemain de la mort de Meech.

Jean Lapierre, député de Shefford, a distribué des brassards noirs, en signe de deuil. La mort de Meech, bien sûr. Celle de leurs convictions fédéralistes, aussi. Celle de leur appartenance à un parti et à un chef, surtout. Jean Chrétien, que le congrès libéral couronne avec enthousiasme, incarne ce que Lapierre et ses compagnons abhorrent.

Pour souligner les 20 ans de la mort de l’accord du lac Meech, il me fait plaisir de vous présenter, en feuilleton, des extraits de mon livre Le tricheur, qui relate comment les acteurs politiques québécois ont vécu la mort de l’accord.

Gilles Rocheleau, député de Hull-Aylmer, déambule avec son brassard. Brouhaha près de lui. Caméras et projecteurs. Clyde Wells fend la foule pour se diriger vers Chrétien. « J’ai vu Jean Chrétien donner un petit baiser amical à Clyde Wells, il était à quelques pieds de moi. » « Thanks for ail you’ve done, Clyde », dit Chrétien. Référence à l’appui du Terre-Neuvien à sa campagne à la direction, dira-t-il, et non à son refus de voter pour Meech. C’est plus que plausible, Chrétien ayant beaucoup fait, dans les toutes dernières semaines, pour que l’Accord soit ratifié et qu’on n’en parle plus. Trop tard, toutefois. Pendant des mois, auparavant, Chrétien avait fait campagne en critiquant Meech, récoltant les vivats de la foule. Son adversaire Paul Martin avait défendu l’Accord, sous les quolibets.

Rocheleau est un émotif. Fédéraliste jusqu’à la moelle, il amusait ses partisans en racontant qu’il se réveillait la nuit, exprès pour « haïr les séparatistes ». Sous peu, il siègera comme député fédéral séparatiste, dans un nouveau parti qu’on appelle pas encore le Bloc Québécois.

Au Congrès libéral de Calgary, quand les résultats du vote sont proclamés, que la victoire de Jean Chrétien est officielle, on voit Lapierre et Rocheleau se diriger vers la sortie. Le président de l’aile jeunesse québécoise du parti, Jean-François Simard, et une partie de son exécutif suivent le mouvement.

Huit ans plus tôt, lorsque Pierre Trudeau et Jean Chrétien, avec l’appui des neuf provinces anglophones, avaient rapatrié la constitution canadienne sans l’accord de l’Assemblée nationale, les libéraux fédéraux comptaient 72 députés au Québec. A l’élection suivante, ils n’étaient plus que 17. En 1988, plus que 12. Et voici que deux autres Québécois font faux bond, devenant députés indépendants, et laissant le PLC avec seulement 4 députés francophones québécois.

Mais les congressistes libéraux sont si heureux, si exubérants, si amoureux de Chrétien, que ces départs passent inaperçus. Le PLC vient de se séparer de l’électorat franco­phone québécois, son château fort historique, sans même s’en rendre compte.

Bouchard, Lucien

16A034E798C8187C57319740AC3337-150x150Au Ritz, à Montréal, quelques heures plus tard, un autre député fédéral indépendant se trouve en intéressante compagnie. Lucien Bouchard, ex-grand ami de Brian Mulroney, ex-lieutenant québécois du gouvernement conser­vateur, ex-grand manitou canadien de l’environnement et de son Plan vert, est attablé avec le président du Conseil du trésor du gouvernement fédéral, et député de Québec, Gilles Loiselle.

Rencontre politiquement incongrue, puisque Lucien Bouchard est maintenant considéré, dans l’entourage de Brian Mulroney, comme le paria, le traître, celui qui a planté, au pire moment, le poignard dans le dos de son meilleur ami. Démissionnant, un mois plus tôt, du cabinet et du caucus conservateurs pour cause de tentative de dilution de l’accord du Lac Meech, Lucien Bouchard est devenu une vedette instantanée au Québec. L’incarnation du ras-le-bol. Mon­sieur « Ça suffit ! ». Applaudi, après sa démission, par les parterres normale­ment frileux de la Chambre de commerce de Montréal et du Barreau québé­cois, plébiscité, dans un sondage, par les deux tiers des Québécois, Bouchard est l’homme du mois, mais l’inconnu de l’avenir. «J’étais dans les limbes politiques à ce moment-là, dit-il. La politique, pour moi, je considérais que c’était à peu près fini. »

C’est Loiselle qui l’a appelé. Conservateur de souche nationaliste, ancien grand commis de l’État québécois, Loiselle n’est pas moins sonné que son ancien collègue par l’événement de la veille. Mais il est plus froid. Plus calme. Plus cérébral. Après quelques échanges amicaux sur les circonstances de la démission de Bouchard, Loiselle demande : « Tu vas à la parade demain ? »

« Oui. »

«J’y vais avec toi. »

«Je te préviens», commence Bouchard, lui expliquant que plusieurs députés conservateurs comptent marcher à ses côtés et signifier ainsi qu’ils quittent le caucus conservateur pour le rejoindre dans ses « limbes politiques ». « Tu sais, ça va être vu, ça va être visible et si tu viens avec moi à la parade, il va se tirer des conclusions. T’es ministre, enfin ! »

« J’y vais. »

Un ministre fédéral du Québec a bien le droit de prendre part au défilé de la Saint-Jean, non ?

fetenat-150x150« Parade », le mot est faible. Ce qui se déplace, rue Sherbrooke, en un long cortège bon enfant, le lundi 25 juin, est plus qu’un défilé. Une forêt bleue. Des milliers de drapeaux québécois flottant au vent. En d’autres temps, on y aurait vu un défi. Aujourd’hui, on y lit une prise de parole. Sereine, certaine. Une déclaration d’existence. Pas de brassard noir, pas de veillée d’armes. Ce défilé n’a rien de l’enterrement. On dirait un baptême. Parmi les deux, trois, quatre cent mille Québécois, point de hargne ni de colère. De la joie. Une libération.

La manifestation a un slogan thème : « Notre vrai pays, c’est le Québec ». Le vouloir-vivre collectif, fondement de l’existence des nations, est rarement visible à l’œil nu. Rue Sherbrooke, le 25 juin 1990, on ne voit que lui.

Lucien Bouchard retrouve Loiselle, coin Sherbrooke et Hôtel-de-ville, l’arrivée de Loiselle. Quelques futurs démissionnaires du caucus conservateur les rejoignent. Des équipes de télévision, en quête de célébrités, repèrent l’attroupement et l’encerclent. Bouchard, qui répond à des questions, sent qu’on le tire à l’écart. C’est Loiselle.

« Écoute, je peux pas rester », lui dit-il, frappé par le poids du symbole, la force du moment. Il voulait marcher dans la rue Sherbrooke. C’est le Rubicon qui se présente devant lui. Il ne veut pas le franchir. Il se retourne, il part. Un ministre fédéral du Québec a bien le droit de prendre part au défilé de la Saint- Jean. Mais pas à celui-là. Et pas avec ce compagnon-là.

Bouchard, Benoît

106662-benoit-bouchard-confirme-sa-participation-150x150Les drapeaux bleus défilent sur l’écran de télévision d’un autre ministre fédéral québécois, resté à son appartement d’Ottawa, le cœur brisé. «J’aurais tellement voulu me voir sur la rue Sherbrooke, dit-il. Le sentiment que tu as d’être Québécois, parfois, est décuplé quand tu es à Ottawa. Parce que tu es seul. Ici, t’as toujours l’impression d’être orphelin. J’avais une espèce de regret, le goût de dire : « Que le diable emporte la logique, le bon sens, la raison. » C’est dur d’être un Québécois à Ottawa. Tu te raisonnes tout le temps. Tu laisses jamais parler tes émotions. Tu laisses jamais parler tes racines. »

Les drapeaux bleus défilent sur l’écran de télévision de Benoît Bouchard, ministre important au sein du gouvernement Mulroney. Un mouvement de caméra le tire de sa mélancolie. Mais, c’est Benoît Tremblay qu’il vient de voir, aux côtés de Lucien Bouchard. Qu’est-ce qu’il fait là ?

Benoît Bouchard est « de garde » à Ottawa. Depuis un mois, il est responsable du caucus québécois. Depuis trois jours surtout, depuis la mort de Meech, il est chargé de garder le troupeau. Benoît Tremblay, député de Rosemont, est une de ses brebis. Avant-hier, la rumeur voulait qu’il s’apprête à quitter le caucus.

Benoît Bouchard lui en avait parlé. « Tremblay me dit : « C’est faux. Sous aucune considération. C’est une rumeur », raconte le ministre. Je lui dis : « Écoute, si tu vas faire la parade, tu sais ce qui peut se produire ! » » T’inquiète pas, Benoît, t’inquiète pas.

Que Tremblay soit dans la parade, d’accord. Mais aux côtés de Lucien, c’est autre chose. Le ministre appelle chez Tremblay. « Mme Tremblay, demandez au moins une chose à votre mari, qu’il me rappelle chez moi, quelle que soit l’heure. » Ce qu’il fait, le soir venu. « Écoute, plaide Tremblay, c’est vrai que je t’ai dit ça vendredi, mais l’émotivité… » Benoît, si t’avais été ici, t’aurais compris.

Ce n’est pas tout. Benoît Bouchard a reconnu Louis Plamondon dans la foule, une autre de ses ouailles. « Tu m’avais dit que tu quitterais pas, le semonce- t-il le soir même. Je suis pas un enfant, j’aurais aimé mieux que tu me dises la vérité.» Benoît, si t’étais venu, t’aurais fait pareil.

Benoît Bouchard le sait bien. « J’étais sur le pilote automatique. Je m’empêchais de penser parce que j’avais peur que si je le faisais, je devrais aller au bout de ma cohérence qui aurait dû être, à ce moment-là, de m’en aller. J’étais venu en politique pour Meech, pour le Québec. […] Mais Mulroney est pas fou, il me parlait trois fois par jour. »

Le nouveau lieutenant du caucus québécois survivra-t-il au choc ? « Le soir de Meech, je te dirai que c’est Mulroney qui m’a retenu. Définitivement. Pour moi, du 22 juin jusqu’au 30 juin, ça a été presque à l’heure. »

Garder le troupeau, c’est son gilet de sauvetage. Il est en contact avec ses responsables régionaux, qui lui signalent les âmes les plus sensibles. Il les appelle, il les relance, il les flatte.

Michel Champagne, député de Champlain, pense partir. Jean-Marc Robitaille, député de Terrebonne, a même appelé Jacques Parizeau, pour lui annoncer la bonne nouvelle de sa démission. Benoît va les retenir.

« J’en ai ramassé un qui se préparait à aller faire une conférence de presse pour annoncer qu’il partait. On l’a bloqué une heure et demie avant qu’il parte. Je dis : « Peut-être que tu fais une bêtise, donne-toi encore une journée. » J’ai parlé, parlé, parlé et finalement j’ai réussi, parce que sa femme était pas d’accord. Il est resté avec nous, a fait un excellent député. »

Gagner du temps. Il faut gagner du temps. «Je me disais, l’émotion va tomber à un moment donné. » Mais les députés, de retour dans leur comté, subissent les assauts de la colère populaire. « T’es dans ton comté, on t’envoie Clyde Wells dans le visage. Harper, Filmon.Tu peux seulement te taire. Pleurer avec les gens s’ils pleurent, rire avec eux s’ils rient. »

La ministre Monique Vézina, une autre bénéficiaire du numéro de charme de Bernard Landry, « branle dans le manche ». Il faut la stabiliser. Dans ces cas difficiles, Mulroney est appelé à la rescousse. Au téléphone, il n’y a pas de meilleur vendeur. Il joue sur toute la gamme : la loyauté, le parti, le pays, la capacité d’un député du gouvernement d’obtenir des subventions pour sa région. Y as-tu pensé, aux subventions ? Dans l’opposition, en auras-tu autant ? Plusieurs mordent à cet hameçon. Brian et Benoît feront en sorte qu’ils soient récompensés.

«Jean-Pierre Blackburn, dans ma région, pleurait avec le drapeau du Québec », dit Benoît.

tricheurGagner du temps, gagner du temps. Il en échappe. Nie Leblanc. Gilbert Chartrand, passeront au Bloc.

A 2 heures du matin, dans sa chambre d’hôtel, le téléphone sonne. Un autre candidat à l’évasion. Il y en a marre à la fin ! Qu’ils se décident et qu’ils me foutent la paix !

« Il y en a un, je lui ai dit : « Écoute, je vais aller te reconduire moi-même de l’autre bord si tu continues, parce que moi je suis tanné, là ! » »

(Demain, dernier épisode : La triche. )