Un trio de conseillers, véritables chevilles ouvrières du pouvoir, va tenter de débroussailler le terrain pour Bourassa : John Parisella, Jean-Claude Rivest et Pierre Anctil. Méconnus du public, ces trois hommes constituent les principaux relais politiques du pouvoir québécois. Ils seront au centre de toutes les contorsions à venir.
Pour souligner les 20 ans de la mort de l’accord du lac Meech, il me fait plaisir de vous présenter, en feuilleton, des extraits du premier chapitre de mon livre Le tricheur, qui relate comment les acteurs politiques québécois ont vécu la mort de l’accord.
• John Parisella est — en titre — le plus important des trois. Aimable et efficace, mais pas particulièrement porté à la plaisanterie, le chef de cabinet du premier ministre est le point de passage obligé des réclamations et des déci sions. Son bureau est une gare de triage, un lieu d’organisation, de planifica tion, de gestion de crise. Il doit tout savoir, tout prévoir, tout comprendre, ce qui est difficile quand le patron superpose et entrecroise des réseaux d’in fluence savamment entretenus au téléphone, multiplie les signaux, brouille les cartes comme à plaisir.
Au moment où Meech meurt, Parisella, 44 ans, n’est chef de cabinet que depuis sept mois, après avoir été pendant un an l’adjoint du chef précédent, Mario Bertrand. Auparavant, il a été pendant deux ans directeur général du Parti libéral, donc son vrai responsable après Bourassa.
Il a aussi dirigé Alliance-Québec, le lobby des anglophones. Le sujet intéresse Parisella, qui a consacré sa thèse de maîtrise de sciences politiques à la crise scolaire de Saint-Léonard. Cet Anglo-Montréalais parfaitement bilingue a été déchiré, en 1988, quand le gouvernement Bourassa a adopté la loi 178, qui maintenait, malgré les admonestations de la Cour suprême, l’obligation d’afficher uniquement en français sur la devanture des commerces. Pour Parisella, ce fut un test de loyauté libérale. « C’est pas un buffet, un parti, tsé ? T’arrives pas pour prendre ce que tu veux et laisser de côté ce que tu ne veux pas. Moi j’ai vécu 178, c’était profondément blessant. […] Ma fille comprenait pas que je puisse rester. J’ai subi en silence. »
• Jean-Claude Rivest est, des trois, le plus proche de Robert Bourassa. Tantôt confident, tantôt conseiller, tantôt fou du roi, Rivest, 48 ans, est l’homme des besognes qui demandent cynisme et doigté, pensée stratégique et maniement du double sens. Entré au parti en 1967, il conseille Jean Lesage alors dans l’opposition, puis Bourassa devenu chef du gouvernement en 1970.
Il écrit les discours du trône, transmet les messages, influence les journalistes dont il est une source privilégiée, mais rarement critique. Son plus haut fait d’armes : avoir lui-même écrit, à la place et sous la signature d’un journaliste trop fatigué ou trop imbibé, le compte rendu dithyrambique d’un discours de Bourassa. Rivest fut un personnage essentiel de la négociation de l’accord de Meech. C’est un peu sa créature qui meurt devant lui aujourd’hui.
• Le troisième conseiller de Bourassa est le dernier arrivé, mais pas tout à fait le dernier venu. Pierre Anctil, 31 ans, est directeur général du parti, poste qu’il a hérité de Parisella en 1988. Sa mission est de veiller à la bonne marche de l’organisation partisane, de transmettre au chef la température de la base militante — et vice-versa —, de maintenir l’équilibre entre les composantes de la coalition libérale, de tenir les comités du parti occupés, sinon productifs.
S’étant laissé entraîner en août 1982 à un colloque de la Commission jeunesse libérale « avec l’idée que ce serait plus drôle qu’autre chose », Anctil est recruté au pied levé pour animer un atelier, puis, le mois suivant — le temps de prendre sa carte de membre du parti —, il est élu président de la commission, de justesse, contre quatre autres candidats.
Ce 22 juin 1990, ce trio aux origines diverses, et quelques autres proches du premier ministre, remuent leurs méninges. Le moment est important. Demain, après-demain, une grande manifestation de la Saint-Jean pourrait tourner au vinaigre. Si le gouvernement québécois semble immobile, la rue risque d’être turbulente. Pour Bourassa, « c’était très important que les Québécois, disons, restent calmes », rapporte Parisella.
Alors il faut frapper un grand coup, propose Anctil.
«Il faut que Robert Bourassa se lève à l’Assemblée nationale et, de sa place, proclame que le Québec est une société distincte. »
« Ça a pas de bon sens, voyons donc, réplique quelqu’un. Vas-tu lui demander de déclarer l’indépendance ? »
« Non, non, y’a rien là, une déclaration, une déclaration gouvernementale ! Il faut un statement qui veut dire quelque chose pour les Québécois. On n’a pas à parler au reste du Canada. » Pas aujourd’hui, en tout cas.
Rivest n’aime pas ça. Il pousse en sens inverse. « Il faut pas qu’il y ait d’incertitude, d’instabilité. » Il faut calmer le jeu, plutôt que marquer le coup.
Le consensus ne se fait pas. Bourassa va s’isoler pour cogiter. Parisella doit lui porter le résultat des recommandations du trio avant que la limousine quitte le stationnement. Anctil piaffe, insiste sur sa proclamation. « J’ai dit à John : « écris ça, écris ça », je l’ai quasiment forcé physiquement. »
Parisella a un gros doute. Et si c’était une fuite en avant ? Un saut dans le vide ? « Je sentais que le Québec s’en allait dans une voie pleine de difficultés […] Je m’accrochais à comment je pourrais défendre le fédéralisme canadien. »
Il appelle le sondeur du parti, Grégoire Gollin, p.d.g. de Créatec. Parisella lui fait confiance. Gollin est un fédéraliste bon teint, gage d’orthodoxie, et un bon lecteur des tendances québécoises, gage de compétence. « Les Québécois sont profondément blessés, humiliés », dit le sondeur. Comme ses confrères des autres maisons de sondage, Gollin a enregistré au cours des derniers mois une montée record du sentiment souverainiste, maintenant majoritaire, et du rejet du statu quo, maintenant astronomique. « Il faut se tenir. Il faut que ça soit très clair, il faut plus ou moins proclamer la société distincte. » Coller donc, dignement mais fermement, au sentiment populaire. Un bon point pour Anctil.
Sa recommandation parvient à Bourassa.
(Demain: Quoiqu’on dise…)