Meech 6. Le silence de Claude Ryan

9-lp-ryan-149x150« J’ai toujours comparé le caucus à un tigre qui dort, explique Henri-François Gautrin, député de Verdun et ancien président de la Commission politique du parti.

Un tigre qui est repu et qui dort. Dans le fond, tu peux lui faire faire n’importe quoi. Sauf qu’il faut pas trop le réveiller, parce qu’il peut devenir terrible. »

Pour souligner les 20 ans de la mort de l’accord du lac Meech, il me fait plaisir de vous présenter, en feuilleton, des extraits du premier chapitre de mon livre Le tricheur, qui relate comment les acteurs politiques québécois ont vécu l’échec de l’accord.

Aujourd’hui, le tigre digère mal l’échec de Meech. Bourassa dit venir le consulter. En fait, 0n vient en prendre la température, ou le degré d’assoupissement. Quand le caucus ronfle, le premier ministre a carte blanche. Quand il a le sommeil agité, le premier ministre doit marcher à pas plus feutrés. Bourassa a vu le tigre battre des paupières, sur la question des heures d’affaires, ouvrir grands les yeux, deux ans plus tôt, sur la législation linguistique. À cet instant, la bête a même bougé. L’a griffé, politiquement, lorsque trois de ses membres anglophones ont quitté le gouvernement en guise de protestation. Plusieurs autres avaient fait mine de mordre, et de suivre le mouvement des démissionnaires. Ce n’étaient que claquements de dents.

Mais Bourassa n’a jamais vu son caucus devenir « terrible ». Il ne le verra pas aujourd’hui non plus. Tout cela ne signifie pas que Bourassa respecte le caucus, ou qu’il l’écoute. Cela signifie seulement qu’il juge utile de l’entendre.

Daniel Johnson, le premier, prend la parole. Le président du Conseil du trésor, inconditionnellement fédéraliste, était un partisan de Meech, surtout de ses dispositions qui pouvaient réduire le pouvoir fédéral de dépenser dans des domaines de compétence provinciale. Ces empiétements sont responsables, selon lui, de la dette fédérale et du déséquilibre politique affligeant la fédération, au détriment d’un Québec qu’il voudrait plus autonome.

Ancien adversaire de Bourassa à la course au leadership de 1983, Johnson affirme aujourd’hui s’en remettre au « leadership fort » de son chef pour les difficiles mois à venir. Il appelle les députés à faire de même, à faire preuve de solidarité, à se serrer les coudes. Ce thème de l’unité, de la loyauté, est repris ensuite par Gautrin et quelques autres.

L’appel n’est pas superflu ; chacun sent que les écoles de pensée commencent à se cristalliser au sein du groupe de 90 députés. Il y a des divergences qui pourraient devenir des tendances, puis des fractions, puis des factions. Côté rouge vif, la députée de Bellechasse, Louise Bégin, texte en main, se retient de ne pas chanter l’Ô Canada. « Monsieur Bourassa, je vous implore d’accepter trois conditions » de Meech, sur cinq. Seulement deux des conditions de Meech, dont le veto sur les institutions, requéraient l’unanimité des provinces. Techniquement, les trois autres auraient pu être constitutionna-lisées car sept provinces, représentant 50 % de la population, les avaient acceptées, ce qui était suffisant.

« C’est mon drapeau, plaide-t-elle, c’est mon Canada, je veux le garder. » La députée a les larmes aux yeux, et sur les joues.

Son appel ne trouve aucun écho. D’autres fédéralistes la regardent, l’air contrit. Calmement, Bourassa tente de lui faire comprendre que si les cinq conditions étaient minimales, n’en accepter que trois serait faire preuve de grande faiblesse. De toute façon, l’Assemblée nationale a adopté à la quasi-unanimité, deux mois plus tôt, une résolution faisant des cinq conditions un plancher absolu.

Chez les fédéralistes plus modérés, on tempère la signification de l’échec. « Seulement deux provinces n’ont pas embarqué ; on avait l’appui d’une bonne partie du Canada », dit l’un d’eux.

Des nationalistes trouvent la consolation un peu mince. Michel Pagé dit qu’il a « mal à son Canada ». Un député nationaliste, Guy Bélanger, pense : « Oups ! Michel a changé de bord. » Quand Bélanger, un homme brouillon et impulsif, intervient, c’est pour dire : « Écoutez, ça a échoué, ça ne marche pas. Moi je pense que le corridor se rétrécit. Moi, quand je me fais dire non par une fille, j’arrête de la fréquenter et je vais en voir une autre. Les fréquentations sont finies. Ou on prononce le divorce ou je ne sais pas quoi ! »

À un moment, Bourassa intervient. « Si vous n’avez pas d’objection, je vais demander à monsieur Ryan de s’exprimer. C’est l’ancien chef du parti, c’est une référence pour tous et chacun d’entre nous. »

Ryan n’est pas le plus adoré des membres du gouvernement, au sein du caucus. Son passage à la tête du parti, de 1977 à 1983, a laissé de profondes cicatrices. Mais tous s’accordent à lui reconnaître une envergure intellectuelle peu commune, déployée pendant de longues années sur la page éditoriale du Devoir, qu’il dirigeait en autocrate éclairé. La constitution est son forte. Chef libéral, il avait mené la campagne anti-souverainiste de mai 1980 en promettant, comme solution de rechange, une autonomie québécoise plus étoffée que celle esquissée dans Meech, et qui venait d’être repoussée. En 1981, il déclarait que le rapatriement unilatéral à la Trudeau diminuait le pouvoir de l’Assemblée nationale : « Quand l’Assemblée nationale est atteinte, c’est le peuple du Québec lui-même qui est directement impliqué », disait-il. Depuis, cependant, Ryan est devenu un point de ralliement des éléments les plus farouchement fédéralistes du Conseil des ministres et du caucus.

Il a bien eu un moment de recul, lorsque des résidents de Brockville, en Ontario, ont foulé aux pieds le drapeau québécois, et alors que d’autres manifestations d’agressivité envers le Québec s’exprimaient d’Est en Ouest.

Quelques semaines avant la mort de Meech, Claude Ryan avait dit ceci à l’Assemblée nationale :

Si de telles manifestations d’hostilité envers le fait français devaient continuer à se multiplier, si elles devaient s’imposer comme l’expression de ce que pense vérita­blement de nous la majorité des citoyens de langue anglaise de ce pays, il faudrait à n’en point douter que nous nous interrogions de manière décisive sur notre place dans ce pays. […]

tricheurAu caucus, le 23 juin, c’est debout que Ryan répond au premier ministre. Mais il le fait sur un ton d’une étonnante humilité. « Cette fois-ci, je ne me ferai pas le protagoniste d’une quelconque doctrine, commence-t-il. J’ai décidé que j’allais écouter la jeune génération, et entendre ce qu’elle a à dire. Ensuite, on verra. »

Il veut dire « les jeunes » en général. Il songe au débat public qui s’ouvre à compter de ce jour. Il se rassoit. Dans la pièce, le président de la Commission jeunesse du parti, Michel Bissonnette, venu entendre la conférence de Bourassa et parfois admis aux réunions du caucus, prend bonne note.

(Demain : Plus jamais !)