Menace existentielle

Était-ce au départ une blague de mononcle américain ? Si oui, il l’a trouvée bien bonne, et de plus en plus excellente à mesure qu’il l’a répétée, en petit comité, puis sur l’écran planétaire qu’est son réseau social. Mardi, il l’a trouvée, cette idée d’avaler le Canada, non seulement géniale, mais nécessaire.

D’abord, pour la sécurité nationale du monde libre, dont il est le garant, il serait préférable que le continent soit dirigé depuis Washington. Ensuite, parce que les Américains achètent des produits canadiens dont, au fond, ils pourraient se passer. Suffirait de relocaliser dans le Midwest l’ensemble des usines ontariennes de GM et de Chrysler. Mais si le Canada était un État américain, ces usines seraientipso facto américaines. Ce qui résoudrait le problème.

La conférence de presse n’était pas celle de l’homme qui, le 20 janvier, sera le maître des États-Unis. Elle était celle d’un aspirant maître, non du monde — du moins pas pour l’instant —, mais de l’hémisphère. Il n’a pas écarté l’idée d’utiliser la force militaire pour s’emparer du canal de Panama et du Groenland, et il bouscule la toponymie en renommant « golfe de l’Amérique » le bientôt ex-golfe du Mexique. Comme il a un faible pour nous, Canadiens, il a écarté — du moins pour l’instant — l’idée d’employer, pour nous avaler, la force militaire.

C’est sans doute qu’il ne s’est pas encore avisé que la grande base militaire de Fort Drum, dans l’État de New York, n’est qu’à deux heures de route d’Ottawa. Elle abrite sur près de 450 km2 trois brigades (soit 15 000 soldats), plus de 3000 civils, un centre de formation de 80 000 soldats par an, autant de chars et de blindés qu’en compte l’armée canadienne au grand complet, une division d’artillerie, une base d’aviation de combat. Fort Drum a toujours joué le rôle de centre de contrôle de la frontière, lors des guerres, des embargos, de la surveillance. Détail potentiellement utile : sa 10e division d’infanterie légère est spécialisée dans le déploiement ultrarapide.

Pour nous, la « force économique » suffira à nous convaincre de consentir à notre absorption dans le melting-pot trumpiste. Ce n’est plus une blague. C’est une menace. Une menace existentielle pour le Canada.

Les réponses données mardi démontrent qu’une réelle discussion a eu lieu devant Trump sur les inconvénients, pour les États-Unis, d’une guerre commerciale avec le Canada. Le principal porte sur les importations de pétrole canadien par son pays. Il y a réfléchi, et pense pouvoir s’en passer. Le lait ? Aussi. Le bois ? Il en a. Je ne dis pas qu’il a bien mesuré le coût économique que sa stratégie imposerait aux citoyens américains, mais je décode qu’il a décidé de passer outre.

Il n’a pas besoin de pointer ses canons sur nous. Il n’a qu’à nous fermer son marché. Des tarifs généraux de 25 %, applicables peut-être dans moins de deux semaines si on le prend au mot, pourraient suffire. Sinon, rien ne l’empêchera de les rehausser. La crédibilité de cette menace a été renforcée par la logique budgétaire trumpiste. Pour financer ses baisses d’impôt, il compte sur les revenus générés par ces tarifs. Ottawa aura beau lui garantir un degré zéro d’entrée d’immigrants illégaux ou de fentanyl, nous sommes victimes d’une cible mouvante, désormais hors de portée.

On trouvera aux États-Unis une opposition forte et multiforme à ces projets déments. Mais il faut savoir que la détermination des tarifs relève du pouvoir personnel du président. Il n’a besoin de l’approbation de personne. Et il adore créer le chaos.

Que faire face au nouvel impérialisme américain ?

La riposte canadienne aux propos de Trump doit être à la hauteur de la menace.

D’abord, Justin Trudeau devrait rappeler son ambassadrice à Washington et annoncer qu’aucun représentant du gouvernement canadien ne sera présent lors de l’assermentation. Voilà pour l’expression minimale de mauvaise humeur.

Surtout, il devrait convoquer d’urgence à Ottawa les premiers ministres des provinces et leurs ministres des Finances et du Commerce pour une session de travail qui pourrait durer plusieurs jours. Il devrait proposer au chef de l’opposition officielle, Pierre Poilievre, de coprésider avec lui cette rencontre, et d’y inviter les chefs des autres partis.

Un communiqué conjoint devrait exprimer : 1) l’extrême réprobation, par la classe politique canadienne unie, des déclarations de Trump ; 2) la volonté d’appliquer des mesures de rétorsion commerciales aux États-Unis qui seront proportionnelles au tort causé à l’économie canadienne.

Les séances d’information, publiques et télévisées, permettraient aux experts, aux fonctionnaires et aux diplomates de présenter l’état des lieux, les options, les simulations. Puis les séances de travail, à huis clos, qui devraient être ouvertes aux chefs des oppositions officielles des provinces, aux maires des métropoles canadiennes, aux représentants du patronat et des syndicats canadiens, serviraient à forger des consensus sur la marche à suivre.

Les coprésidents Trudeau et Poilievre dirigeraient ensuite, à huis clos, les rencontres finales des premiers ministres pour en arriver à des décisions communes, annoncées conjointement.

L’heure est grave. La souveraineté canadienne est à risque. Les pouvoirs de rétorsion du Canada sont limités. Il est impératif de démontrer concrètement, par un processus sans précédent, l’ampleur de notre colère et de notre détermination à résister au nouveau despote américain. Il faut le faire d’autant plus qu’il nous croit — qu’il nous sait — fragilisés et divisés.

Thomas More nous avait avisés : « Je ne dirai jamais au roi que ce qu’il doit faire, pas ce qu’il peut faire. Car si le lion connaît sa propre force, aucun homme ne pourrait le contrôler. » Trump a pris conscience de ce qu’il peut faire, de sa propre force. Notre choix est de nous présenter à ce lion comme des victimes apeurées qu’il pourra avaler sans effort ou comme des résistants déterminés à lui faire payer ses outrances bien au-delà de ce qu’il a jamais pu imaginer.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

Ce contenu a été publié dans États-Unis par Jean-François Lisée, et étiqueté avec , . Mettez-le en favori avec son permalien.

À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !

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