Mise au point sur la « gauche efficace »

209412-selon-sondage-crop-elections-avaient-150x150La preuve que des gens écoutent Jeff Fillion, qui diffuse maintenant par satellite ce qui n’en fait pas complètement un extraterrestre: un alertinternaute me demande si je conseille François Legault, puisque le cofondateur du Réseau Liberté-Québec, Éric Duhaime, l’a dit en ondes à l’animateur qui diffuse sur Sirius. La réponse est non.

Dans son savoureux carnet Mots et maux de la politique, le journaliste Antoine Robitaille quitte également la terre ferme de la réalité factuelle en écrivant de François Legault et de moi-même qu’ils « se disputent la paternité » de l’expression « gauche efficace ». Encore une fois, non.

Mais voici la source de la confusion:

Dans ses récentes entrevues, réagissant à la décision de Joseph Facal de ne pas se joindre à son mouvement, François Legault a voulu repositionner politiquement son projet qu’on présente depuis le début de l’automne comme de « centre-droit ». Il est plutôt, a dit l’ex-ministre, de la « gauche efficace ».

François Legault a dû lire les mêmes sondages que nous, qui affirment que les Québécois sont davantage de gauche que de droite, encore plus lorsqu’ils se projettent dans l’avenir.

Or, comme mes lecteurs le savent, « Pour une gauche efficace » est le titre d’un livre que j’ai publié à l’automne 2008. Dans l’introduction, je donne la paternité de l’expression à François Legault, qui l’a beaucoup utilisé pour caractériser son action gouvernementale et son approche. Des objectifs de solidarité, mais des moyens qui assurent la performance et la reddition de comptes — moyens qui déplaisaient souverainement à la bureaucratie gouvernementale lorsque François était ministre de la Santé et de l’Éducation mais qui avaient à mon avis beaucoup de mérite.

Voici ce que j’en dis dans mon intro:

J’emprunte la belle expression « gauche efficace » à François Legault, ce fils de maître de poste devenu millionnaire de gauche puis préférant le service public à l’accumulation personnelle de capital.  J’espère qu’il ne m’en tiendra pas rigueur, d’autant que mes  propositions n’engagent que moi. Mais je voudrais que cette expression soit plus largement partagée et devienne un des mots d’ordre des sociaux-démocrates, donc du Parti québécois.

Donc ce livre ne représente que moi et François Legault n’en a eu copie qu’après sa publication (il était d’accord sur certains points, en désaccord sur d’autres — en gros, mon approche est spontanément plus socialement à gauche que la sienne, mais on est parlable — sauf sur la souveraineté, ou notre divergence est insurmontable).

En fait, écrivant le livre, j’avais passé un peu de temps à chercher une autre expression que « gauche efficace » pour mon titre. Gauche pragmatique, adulte, qui sais compter, renouvelée… Mais j’ai du me rendre à l’évidence que le mot « efficace » exprimait le mieux la direction à prendre et répondait le mieux aux attentes de saine gestion exprimée par une partie des citoyens.

Laisse-t-elle entendre qu’auparavant, elle était « inefficace » demande Robitaille? Je répondrais sans langue de bois: oui, parfois naïve aussi, et certainement pas aussi efficace que les citoyens le demandent et qu’elle peut l’être. Le mot est donc à la fois une reconnaissance et un engagement.

J’ai appris depuis que l’inventeur initial de la formule était Éric Bédard, l’historien souverainiste qui, un temps, était dans l’entourage de François Legault. Comme je l’ai écrit dans ces pages la semaine dernière, M. Bédard a refusé de se joindre au mouvement de l’ex-ministre, comme l’ont fait d’ailleurs plusieurs des anciens alliés que François avait au sein du PQ, en particulier de sa jeune députation.

La défection de Joseph Facal (ou la non-adhésion, c’est selon) dédouane peut-être François Legault dans l’utilisation de l’expression « gauche efficace », car Joseph, plus nettement au centre-droit, n’y était pas chaud, l’ayant raillé dans quelques-uns de ses écrits. Que François se rassure, elle est aussi critiquée sur la gauche, notamment tout récemment par Pierre Dubuc du SPQ libre. Doit-on comprendre qu’il préfère la « gauche inefficace » ?

Elle fait également la démonstration qu’on a de l’humour, à droite, car le Réseau Liberté Québec se gaussait dans un twitt qu’il s’agissait sans doute de « gaspillage méticuleux ». (Joli trait, bravo!)

Ce à quoi Antoine Robitaille réplique:

Tout cela fait penser à un autre aveu involontaire, celui du «socialisme à visage humain». Tout le monde a compris alors qu’avant Alexandre Dubček, le visage du communisme était inhumain. Au moins, le capitalisme ne se cache pas, lui. Depuis le début, on sait qu’il est sauvage!

Espérons que personne ne lui contestera la paternité de ce trait !

*    *    *

Puisque nous sommes sur le sujet, voici MA définition de la Gauche efficace, telle qu’on la trouve dans mon ouvrage.

Le courage d’agir pour le bien commun en sortant des sentiers battus

La réforme, on l’aura compris, présuppose le courage. Celui d’accepter des réalités désagréables, de se préparer à des changements dérangeants, d’évaluer des pistes jusque là honnies.

J’ai la faiblesse de croire que le Québec est un terreau particulièrement fertile pour l’émergence d’une nouvelle façon d’aborder les grands dossiers, atteignant des objectifs de gauche en utilisant les moyens de l’efficacité. Le pragmatisme et l’innovation, au service du bien commun.

Qu’est-ce qui distingue (ou devrait distinguer, car je l’invente ici un peu à mon gré) la gauche efficace de la droite et de la gauche classique ?

Pour la gauche classique, la protection des acquis mène souvent à une fossilisation des positions. C’est une posture défensive qui se méfie trop souvent du changement. Une culture idéaliste de l’égalité tend aussi à niveler par le bas et à refouler l’initiative. La gauche classique ressent également un malaise face à la richesse et à l’entreprise. Je trace le tableau à grand traits.

Avec le Fonds de solidarité de la FTQ et Fondaction de la CSN, les organisations syndicales québécoises ont fait des pas sans commune mesure en Occident pour apprivoiser et s’approprier la création de richesse. Les organisations communautaires engagées dans l’économie sociale ont également fait du Québec un lieu phare pour l’entrepreneuriat social.

Je tente une définition de la gauche efficace:

L’objectif global

Le projet de la gauche efficace est celui d’une société où il fait bon vivre et qui a donc les moyens de sa qualité de vie. Elle a pour objectif de favoriser l’épanouissement économique, culturel, scientifique, écologique de ses citoyens et de ses communautés. La gauche efficace ne vise pas la création de richesse comme fin en soi, mais la qualité de vie, dont la prospérité durable est une variable essentielle.

L’objectif individuel

On a longtemps dit que la droite visait la réussite de l’individu et la gauche la réussite du groupe. Cela est à la fois exact et inexact. Car la défense, par la gauche, des droits humains et des droits de chaque travailleur, protégé par sa convention collective ou par une amélioration du code du travail, a mis la force du groupe au service des droits individuels.

Nous sommes cependant à une nouvelle étape du développement social. Comme l’écrit le grand sociologue Alain Touraine « désormais nous n’avons d’autre fondement que nous-mêmes : nous revendiquons le droit d’être nous-mêmes, nous avons la volonté d’être reconnus comme êtres de droits et avant tout du droit d’être nous-mêmes. »

C’est cet individualisme qu’expriment tous ces membres de la classe moyenne, du 450, de Québec et de la Beauce, qui cherchent des solutions ailleurs, à l’ADQ ou au PLQ. Ils jugent que les sociaux-démocrates ne se sont pas suffisamment penchés sur leur réussite à eux, leur vie à eux, se concentrant sur les besoins de la collectivité ou des seuls démunis.

La gauche ne peut tourner le dos à cette nouvelle réalité. Avec la fin du pouvoir religieux, le déclin de la structure familiale, la montée de la précarité de l’emploi, l’accélération des changements, chacun est plus seul que jamais et plus responsable que jamais de sa propre réussite.

Mais au chacun pour soi de la droite, à une culture qui pousse l’individualisme vers l’égoïsme, la gauche doit répondre : tous pour un ! Elle doit proposer des solutions qui créent les conditions de la réussite de chacun, qui donne à l’individu les repères et les moyens de son cheminement et qui lui permette de vivre les « passages à vide » (licenciements, maladie) sans que ces crises deviennent catastrophes.

La stratégie

La gauche efficace veut vivre au présent, tout en préparant l’avenir. Finis les « lendemains qui chantent », qu’il s’agisse du légendaire « grand soir » socialiste, ou des illusoires retombées économiques positives à long terme pour les pauvres d’une augmentation des revenus à court terme des millionnaires.

La création et la distribution de richesse vont de pair. Les stratégies d’augmentation de richesse doivent être conçues pour à la fois protéger les salariés et les citoyens impliqués dans le changement et assurer une distribution équitable de la richesse créée.

La méthode

L’histoire humaine nous apprend que l’appât personnel du gain, la prise de responsabilité et de décision, l’émulation sont des ressorts essentiels de l’innovation. Introduisons-les dans le secteur public, faisons des salariés et des cadres, chaque fois que c’est possible, des entrepreneurs intéressés et engagés et voyons le résultat.

Rien n’est plus néfaste, pour la qualité de nos services publics aujourd’hui, que la guerre larvée que mènent nos gouvernements contre l’État et ses employés. Moins nombreux vous serez, disent nos gouvernements récents, mieux ça ira. Ils comprennent : on nous méprise. Comment les en blâmer ?

La gauche efficace croit en la créativité et l’innovation qui découlent de la prise de responsabilité – et de gain – des salariés impliqués et de leurs organisations dans le privé comme dans le public et l’économie sociale. Elle croit que l’investissement dans le capital humain, des années préscolaires à la vie adulte, est le meilleur levier pour des vies réussies et une économie en croissance.

Le rapport au marché

Nous avions l’habitude de dire, avec Lionel Jospin, « Oui à l’économie de marché, non à la société de marché ». Certes, mais cela implique que l’économie n’est que de marché. L’acceptation, nécessaire, du marché par la gauche ne signifie pas qu’il faille lui accorder toute la place. Il est plus juste de dire que nous vivons dans des économies avec marché et intervention publique.

Comme l’explique l’économiste français Christophe Ramaux, « raisonner en termes d’ « économie de marché », c’est ravaler au rang de simples accessoires ce qui lui échappe pour tout ou partie : l’État social, en particulier,  avec ses quatre piliers que sont les services publics, la protection sociale, le droit du travail (et à la négociation collective) et les politiques économiques (monétaires, budgétaires, industrielles, commerciales, etc.) de soutien à l’activité et à l’emploi. »

Ce constat appelle deux attitudes, complémentaires. Le refus de la marchandisation de toute la société (éducation, santé, culture). Le refus, aussi, de considérer les salariés comme une marchandise, qu’on embauche, débauche, utilise et rejette. Mais également la reconnaissance de la place centrale et de la valeur de l’entreprise et de l’entrepreneuriat dans l’économie.

La gauche a longtemps considéré l’entreprise et l’entrepreneur comme l’ennemi. Et si la tension entre salariés et entreprises est une constante du jeu économique pour la distribution de la richesse au sein de chaque entreprise, la gauche efficace doit considérer globalement que le succès des entreprises québécoises est une condition essentielle du succès de la société québécoise.

C’est donc sans hésitation qu’elle doit admettre que la création de richesse passe, indubitablement, par un coup de pouce constant à nos entreprises privées, dont la compétitivité est le socle principal de notre prospérité collective. (Mais pas le seul socle : songeons qu’au Québec, le premier employeur privé est une coopérative, le Mouvement Desjardins.) Les coûts de production des entreprises doivent rester, au Québec, en deçà de celui de nos compétiteurs occidentaux. C’est un minimum dans le siècle sino-indien qui s’ouvre. Cette compétitivité doit passer par une réduction du fardeau réglementaire (sauf environnemental et social). Et puisqu’il faut éliminer la taxe sur le capital,  obtenons simultanément, en échange, un engagement pour le bien commun, qu’il soit de formation professionnelle, de promotion des minorités en emploi, d’ouverture à la réduction du temps de travail pour les parents et les aidants naturels. Ce doit être donnant-donnant, gagnant-gagnant. Voilà ce qui’est être efficaces, mais de gauche.

Il faut donc résister à l’idée simpliste voulant qu’on laisse le capitalisme créer la richesse et qu’on s’appuie sur l’État pour la redistribuer. Il faut au contraire réhabiliter l’entreprise en soi et affirmer que l’entreprise, même privée, est un lieu social essentiel de la vie collective et de ses participants : les actionnaires et entrepreneurs, certes, mais aussi les salariés et les cadres, les voisins et la communauté, comme les clients.

Cela signifie que la société doit voir l’entreprise non seulement comme une froide machine à richesse, mais comme un lieu de vie et d’épanouissement pour ceux qui la font fonctionner et qui participent à sa réussite.

Le rapport à l’entrepreneuriat

Contrairement à la droite, la gauche efficace a une vision de l’entrepreneuriat qui dépasse la seule entreprise privée. Elle croit à l’économie plurielle. L’entrepreneuriat syndical et d’économie sociale ont le potentiel de devenir une source importante de création de richesse, monétaire, certes, mais surtout sociale. (En 2005 au Québec, 6254 entreprises d’économie sociale soutenaient 65 000 emplois équivalents temps plein, pour un chiffre d’affaires de 4,3 milliards $. En 2007, le secteur coopératif et des mutuelles comprenait 3240 entreprises soutenant 87 000 emplois et un chiffre d’affaires de 22 milliards. Cela équivaut à 5% de l’emploi privé non-agricole au Québec.)

Cette économie collective a des caractéristiques particulières : c’est une économie de proximité, qui offre des services aux personnes, des enfants aux aînés (garderies, logement communautaire, comptoirs alimentaires) et génère des produits à consommation locale: produits locaux et régionaux, production biologique, restauration, culture, tourisme social; son fonctionnement est démocratique, dans la mesure où elle fonctionne en groupe, en délégation ou de manière coopérative, forge des liens avec la communauté, les consommateurs, les producteurs et constitue donc une école de la citoyenneté; elle fait preuve d’innovation, car elle s’insère dans de nouveaux créneaux, délaissés par l’économie marchande, notamment ceux de la prévention.

Globalement, le Québec souffre d’un manque de nouveaux entrepreneurs. Il faut faire éclore l’entrepreneuriat partout où il se trouve.

Le rapport au privé et au public

La gauche ne devient pas plus efficace parce qu’elle s’ouvre à la privatisation. Elle le devient en forçant le développement de nouvelles pratiques dans le  privé comme dans le public. Et dans ce dernier notamment en militant pour la décentralisation, pour la responsabilisation, pour la démocratisation, bref en forçant l’État à rompre avec la manie de tout standardiser dans  la livraison de ses services pour faire davantage confiance aux communautés et aux acteurs – notamment les salariés du privé et du public.

Les autres gisements de richesse

L’exclusion de la société d’une partie des Québécois, les plus pauvres, les moins instruits, les analphabètes, est considérée par la droite comme une réalité désagréable mais inévitable. La gauche efficace croit au contraire qu’il y a là un gaspillage de vies et de talents qui nécessite une intervention soutenue.

Faire reculer l’exclusion, la pauvreté, l’analphabétisme permet non seulement à ces citoyens d’accéder à une meilleure qualité de vie, mais offre à la société un réservoir supplémentaire de richesse et de créativité. Les investissements consentis dans la réduction de l’exclusion sociale sont largement récupérés ensuite dans les coûts évités dans toute la chaîne sociale : moins de décrochage, de troubles sociaux et de santé, de criminalité, davantage de productivité.

Le rapport à l’État

Je n’ai pas parlé ici de la question nationale. Même sans elle, je serais partisan d’un État vigoureux. Mais parce que les Québécois forment une minorité singulière en Amérique, la santé de son premier outil collectif, l’État, est doublement (oserais-je le dire?) capital.

De plus, un État québécois crédible et respecté est la condition d’un rassemblement plus large en faveur de la souveraineté, puis un atout important pour le succès économique et politique des premières années d’un Québec indépendant.

Plus généralement, l’objectif n’est ni l’État-minceur, ni l’État-obèse, mais l’État fort parce qu’efficace. L’État respecté parce qu’à l’écoute du citoyen et de ses salariés ayant retrouvé le goût du service public. L’État crédible parce que responsable et compétitif.