Ne pas se tromper d’enjeu: Lettre ouverte à Gabriel, Jean, Léo, Line et Martine

Chers Gabriel, Jean, Léo, Line et Martine,

Ça ne peut plus durer. Vous le savez, tous. Vous êtes campés sur des positions qui semblent irréconciliables. Vous vous êtes magistralement peinturés chacun dans des coins. Ne voyez-vous pas que vous êtes dans la même pièce ?

Plutôt que de vous arc-bouter sur des positions rigides, pourquoi ne pas vous entendre, en présence d’un médiateur, derrière des portes closes, pour poser la question différemment ?

Car quels sont les réels enjeux? Il y en a deux. Pour vous, Line et Jean, c’est le rehaussement du financement des universités. La hausse des droits de scolarité en est un des éléments. Gabriel, Léo et Martine en contestent la pertinence et la ventilation des sommes. Vous ne vous entendrez pas à ce sujet et n’avez pas à le faire. Il concerne beaucoup d’autres acteurs. Mais vous êtes d’accord sur la création d’un comité sur la gestion des universités où les fédérations étudiantes seront présentes. Vous ne pouvez faire plus.

L’enjeu réel: la gratuité effective

Le second enjeu, pour Gabriel, Léo et Martine, n’est certes pas de fixer à tout jamais les droits de scolarité à leur niveau de 2011, un niveau déjà surélevé par rapport à 2009, ni même à ce dernier niveau. L’enjeu, il me semble, est l’accessibilité.

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Chacun a son opinion là-dessus. Mais il est clair que la proportion de Québécois qui vont à l’Université est nettement en retrait de la proportion d’Ontariens qui y vont. (C’est le contraire au Cégep, cependant.) Et c’est plus vrai en bas qu’en haut de l’échelle des revenus:

Taux de participation aux études universitaires
Ontario Québec Retard du Québec
5 à 25,000 $ 39% 18% -21
25 à 50,000 $ 34% 20% -14
50 à 75 000 $ 43 % 28% -15
75 à 100 000$ 48% 43% -5
100 000 $ et + 62% 55% -7
Source :  Finnie, R., Childs, S., & Wismer, A. (2011). Access to Postsecondary Education: How Ontario Compares. Toronto: Higher Education Quality Council of Ontario.

(Il est vrai que le taux ontarien est dopé par l’éclatante participation des enfants de l’immigration, surtout asiatique. Mais l’écart entre les Francos et les Anglo-Québécois est, en soi, considérable: 22 % des Francos sont à l’Université, 30% des Anglos.)

Voilà ce sur quoi, il me semble, il faut travailler. L’Université doit non seulement rester un outil de mobilité sociale au Québec, mais le devenir encore davantage. Gabriel, Léo et Martine, vous demandez la « gratuité scolaire », idéalement. Le gel ne permet pas d’atteindre cet objectif. Ni le moratoire. Et êtes-vous vraiment en grève pour permettre aux parents qui gagnent 100 000$ et plus de ne pas contribuer davantage aux coûts de l’éducation ?

Si votre grève vous permettait d’affirmer que vous avez augmenté la « gratuité scolaire effective » pour une large part des étudiants les moins fortunés, ne serait-ce pas là une grande victoire ? La gratuité scolaire effective, c’est le fait qu’une proportion plus grande d’étudiants moins fortunés peuvent payer, grâce à leurs bourses, la totalité de leurs droits de scolarité.

C’est important dans le débat sur l’accessibilité car, lorsqu’on a tout dit et tout lu, il reste qu’une partie de la population québécoise n’a pas encore intégré une « culture » des études supérieures comme d’autres ailleurs en Amérique. Cette culture ne tient pas seulement au coût de l’éducation supérieure, loin s’en faut. (Un chercheur note par exemple que le simple fait d’aider les étudiants à remplir des demandes d’inscription à l’Université augmente le taux de participation). Cependant nous savons qu’une partie du réflexe en ces milieux est de surestimer les coûts de l’éducation post-secondaire et d’en sous-estimer les bénéfices.  Il est donc essentiel de pouvoir leur dire, au sortir de ce conflit extraordinairement médiatisé:  « Pour vous, c’est gratuit ! »

Où en sommes-nous, dans cette recherche de gratuité effective ? Jean et Line, cette lettre n’a pas pour but de critiquer votre communication, mais le fait est que vous n’avez pas été très nets à ce sujet. Il a fallu que le fiscaliste Luc Godbout fasse les calculs pour qu’on comprenne qu’il y avait plus de viande sur votre os qu’il n’y paraissait. J’ai moi-même torturé le fiscaliste pour qu’il produise le graphique suivant des progrès de la gratuité effective à chaque étape de vos non-négos. Le voici:

Droits de scolarité nets des bourses et seuil de revenu parental
pour lequel la bourse couvre l’entièreté des droits de scolarité

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Si j’étais vous, chers correspondants, je me pencherais, avec un médiateur, sur ce graphique. Il signifie que, dans l’état actuel de la discussion, les étudiants venant de ménages gagnant moins de 51 000$ profitent d’une gratuité effective en regard des droits de scolarité. Cela couvre entre 40 et 50% des ménages, donc la moitié la moins fortunée de la population.

Je m’attendrais à ce que Gabriel, Léo et Martine demandent des changements permettant d’atteindre une plus grande proportion d’étudiants touchés par cette gratuité effective. Si elle atteignait tous les ménages avec un revenu de 60 000$/an, elle couvrirait 59% des Québécois (voir le tableau de l’ISQ ici).

Évidemment, pas 59% des étudiants universitaires actuels, car, on l’a vu, ils viennent de façon disproportionnée des familles à hauts revenus. C’est ce qu’on veut corriger. (AJOUT: un collègue chercheur me souligne avec raison qu’il faudrait faire ce calcul à partir du revenu des ménages avec enfants, et non avec tous les ménages. Une première estimation indique qu’il faudrait un point mort à 80 000$ pour couvrir 55% des ménages avec enfants les moins fortunés. Voilà le genre de débat chiffré qu’il faudrait faire avec un médiateur.)

Je m’attendrais à ce que Jean et Line répondent qu’on peut y arriver en rendant encore plus progressif encore l’application du crédit d’impôt, sans ajouter de sommes nouvelles mais en redistribuant davantage, selon le revenu, la somme disponible.

Je m’attendrais à ce que Gabriel, Léo et Martine réclament que les revenus étudiants soient pris en compte. (Ils ne l’étaient pas avant, cependant. Ce serait une nouveauté.)

Je m’attendrais à ce que Jean et Line disent que ce n’est possible qu’à coût nul ou presque.

Je m’attendrais à ce que le médiateur (ou la médiatrice) pousse toute la petite troupe vers une solution acceptable à tous.

Pour que Jean et Line puissent dire qu’ils ont conduit la crise à une résolution négociée, sans compromettre la hausse des revenus des universités.

Pour que Gabriel, Léo et Martine puissent dire qu’ils ont fait en sorte d’assurer comme jamais dans l’histoire du Québec l’accès aux études supérieures.

Parce que ça ne peut plus durer.

Bien cordialement,

Un citoyen intéressé,

Jean-François