Non au vote high-tech

Quand Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev ont demandé des copies de l’entente sur le désarmement qu’ils venaient de négocier, en 1986, les experts américains ne pouvaient trouver, dans la résidence de Reykjavík où se déroulait le sommet, le moindre ordinateur, photocopieur ou imprimante. Un adjoint de Gorbatchev sortit de sa mallette des pages blanches et trois feuilles de papier carbone en disant : « Ceci démontre la supériorité de la technologie soviétique. »

L’anecdote m’est revenue lorsque mon vote aux dernières élections municipales fut enregistré par un lecteur optique plutôt que compté par un être vivant, soumis à la surveillance de scrutateurs de chacun des partis. Le lecteur optique m’a mis de méchante humeur. Sans lui, la mécanique de la démocratie est immédiatement compréhensible : on met sa marque sur un bout de papier, les papiers sont dans une boîte, on les sort et on les compte en ne perdant jamais la boîte de vue. Si on se trompe, on recompte. Si on n’est pas d’accord, un juge recompte.

« Quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi l’ordinateur électoral de la section 216 donne un résultat de moins 16 022 votes pour Al Gore ? » demande un programmeur d’une entreprise américaine de vote électronique dans une note de service récemment rendue publique.

Depuis deux ans, un nombre croissant d’Américains votent électroniquement. Et ils s’interrogent sur le résultat. En Floride, plus tôt cette année, 10 000 personnes ont ainsi inscrit leur choix. Le gagnant n’avait que 12 voix de majorité. Étrange, l’ordinateur indique que 134 personnes ont actionné l’engin sans inscrire de vote. Pourrions-nous recompter ? Impossible. Voir un relevé écrit des votes ? La machine n’en produit pas. Examiner le logiciel ? Il est couvert par le secret commercial.

Le magazine Fortune a désigné le vote électronique « pire technologie de l’année », diagnostic qu’ont aussi posé 1 600 spécialistes. Le doute est maintenant permis sur les résultats de plusieurs élections de 2002, où le résultat électoral fut très différent de ce que prévoyaient les sondages et la tendance historique. Bizarrement, ces variations ont toutes bénéficié à des républicains.

Rien ne démontre qu’une fraude a eu lieu, mais des études commandées par deux États attestent de la facilité avec laquelle on peut contourner les mesures de sécurité des engins, y compris à distance.

En Europe (et à Toronto), des expériences de vote électronique vont bon train, et certains proposent de permettre le vote par Internet, de chez soi. L’objectif est louable : endiguer la baisse de participation électorale. Des études, entre autres une toute récente de la Chaire de recherche du Canada en études électorales (Université de Montréal), démontrent que la chute de participation est surtout attribuable à une désaffection des jeunes. Puisqu’ils ne viennent pas au bureau de vote, pourquoi ne pas transformer les ordinateurs, dont ils sont friands, en machines à voter ? proposent d’aucuns. Pourquoi ne pas installer aussi des machines à voter, les jours d’élection, dans les centres commerciaux ? J’achète un burger, je loue une vidéo, je change de gouvernement. Avec un électorat de plus en plus mobile, on assiste aussi à la multiplication des votes par courrier et par procuration.

Ces évolutions sont catastrophiques. Banaliser le vote, c’est lui enlever de la valeur. Qui voudrait se marier si on pouvait le faire au guichet automatique ? Il faut au contraire mieux souligner la cérémonie, le rite du vote, qui doit rester une activité complètement effectuée par des humains (dont la méthode de comptage, selon le MIT, est la plus fiable). Sauf pour ceux qui ne peuvent se mouvoir, il doit nécessiter un déplacement à un lieu commun, un peu officiel.

On devrait donner au rite un peu de panache. En France, lorsque le bulletin tombe dans l’urne, le scrutateur crie : « A voté ! » On pourrait donner un insigne portant cette attestation. L’électeur pourrait en retour bénéficier d’une demi-journée de congé. Henry Milner démontre dans son livre La compétence civique que la participation au vote augmente avec la lecture. La solution coule de source : qu’on donne à chaque électeur de moins de 30 ans un bon échangeable contre un abonnement d’un an à un quotidien d’information générale. Ou, pourquoi pas, à un magazine.