A-t-on raison de se demander à quoi sert exactement notre gouverneure générale ? Absolument pas. Son utilité a été clairement démontrée cette semaine : elle sert à recevoir le roi, voilà. Il faut bien que quelqu’un s’en charge.
Elle sert aussi à nous expliquer pourquoi nous avons un roi. Et elle a sorti sa plus belle plume et a mobilisé son meilleur traducteur pour pondre cet énoncé en tous points remarquable : « Le rôle de la Couronne au Canada est plus que symbolique : il tient lieu de pierre angulaire aux libertés et aux droits démocratiques que nous chérissons. La présence de Leurs Majestés nourrit un sentiment d’unité parmi les Canadiens et Canadiennes, en nous rappelant les valeurs communes qui nous rapprochent : le respect, la compassion et l’espoir. »
Une analyse de texte s’impose tant ce paragraphe est chargé de sens.
Le rôle de la Couronne au Canada est plus que symbolique. Ce serait vrai si, dans l’histoire, le roi ou le GG avaient refusé d’avaliser une décision du Parlement. Techniquement, la GG pourrait refuser de signer une loi, repousser une demande de déclenchement d’élection, décliner de consentir à une prorogation du Parlement. Cela n’arrive pas. Il est depuis longtemps établi que la GG suit strictement les avis de son seul conseiller : le premier ministre. Bref, sa fonction est symbolique, point.
Il tient lieu de pierre angulaire aux libertés et aux droits démocratiques que nous chérissons. Liberté ? La famille royale a beau être richissime et privilégiée, elle incarne le contraire de la liberté. Il s’agit d’un système fermé de transmission générationnel du pouvoir symbolique, auquel on n’accède que par procréation de la génération précédente. Il est possible d’en sortir (pour marier une divorcée américaine, par exemple), mais il n’est pas possible d’y entrer, sauf pour être « le mari de » ou « la femme de ». C’est une prison dorée. Droits démocratiques ? Le roi, chef d’État du Canada, n’est élu par personne, donc incarne l’exact contraire des droits démocratiques.
La présence de Leurs Majestés nourrit un sentiment d’unité. Ce n’est pas (ou plus) complètement faux. Auparavant, il y avait une différence complète entre le désir des Québécois de se débarrasser de la monarchie et celle des autres Canadiens de la garder. Ce n’est plus le cas, et cela ne reste qu’une différence de degré. Le roi Charles nourrit un sentiment d’unité… contre la monarchie. Un sondage Angus Reid révèle qu’il n’y a de pluralité de citoyens favorables au maintien de la monarchie à long terme que dans une province (le Manitoba). Dans toutes les autres, un plus grand nombre de citoyens veulent s’en détacher que la conserver. Même les électeurs conservateurs, traditionnellement plus favorables à la monarchie et qui étaient 53 % en 2016 à vouloir conserver ce lien, ne sont plus que 30 % à y tenir. Une misère.
Leurs Majestés […] nous rapp[ellent] les valeurs communes qui nous rapprochent : le respect, la compassion et l’espoir. Le respect ? Il faut s’incliner devant le roi, par respect. Mais le roi ne s’incline pas devant nous. La compassion ? Il est vrai que les membres de la famille royale s’associent à des causes charitables. Mais la fortune personnelle de Charles III est estimée à plus d’un milliard de dollars. La compassion ne semble pas le pousser à s’en départir au profit de plus pauvres que lui. Reste l’espoir. Charles a vécu pendant 73 ans dans l’espoir que sa mère lui cède sa place. Beaucoup de Québécois — et de plus en plus de Canadiens — nourrissent l’espoir que la monarchie, au Canada, passe de vie à trépas.

Malheureusement, nous sommes des prisonniers de la monarchie. Il faudrait pour s’en départir que les 10 provinces adoptent un amendement constitutionnel à cet effet. Ce n’est pas techniquement impossible, mais il faudrait qu’un premier ministre canadien décide de faire de cette modernisation du pays l’une de ses priorités. On aurait pu penser que le jeune anticolonial Justin Trudeau s’en chargerait, mais cet espoir fut déçu, comme tant d’autres. Aujourd’hui, que Mark Carney estime essentiel de faire venir le roi pour lire son premier programme de gouvernement, nous sommes au contraire dirigés par un anglophile de première.
Éduqué à Oxford, où il a rencontré son épouse, anglaise, puis gouverneur de la banque centrale britannique, où il a frayé avec l’aristocratie londonienne (son frère travaille pour le prince William), rien n’indique chez lui une volonté quelconque d’extraire le Canada des archaïsmes qui l’encombrent. Il semble convaincu que les courbettes monarchiques agiront face à Donald Trump tel l’ail face à d’autres esprits malins. Les Québécois, au moins, ont une façon de s’extraire de la prison monarchique canadienne : l’indépendance.
Mardi, on a pu assister à une des manifestations les plus humiliantes de notre processus parlementaire. Le discours du Trône fut prononcé non pas devant l’assemblée des élus du peuple, donc la Chambre des communes, mais devant le groupe de non-élus, les sénateurs, pâle copie locale de la Chambre des lords. Les vrais élus devaient, eux, se tenir debout, à l’écart : ils sont les « communs », inférieurs en rang et en statut.
Ils pouvaient contempler la distance qui les sépare de l’homme qui dirige leur État, le milliardaire britannique choisi pour trois raisons : 1) il est le produit d’un spermatozoïde et d’un ovule royaux ; 2) il est l’aîné de cette famille et 3) il est au sommet de l’État canadien parce que les armées de ses ancêtres ont un jour conquis le territoire sis au nord du 49e parallèle, au mépris de la population francophone et autochtone locale ainsi décimée, pillée, violée, incendiée, déportée.
Que la première gouverneure générale autochtone se soit abaissée à écrire un communiqué aussi contraire à la réalité, historique et contemporaine, est une preuve de plus du caractère toxique, sur la démocratie et sur la pensée, du maintien de cette lugubre mascarade.
(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)
Merci M. Lisée! Par chance que vous êtes là pour remettre les pendules à l’heure, encore une fois! Merci pour votre inlassable travail d’information et d’éducation! Tant de chroniqueurs fédéralistes sont à l’œuvre pour favoriser leur camp! Merci de votre patience et ténacité!