OUI: Le scénario Charest

Le Canada est « toujours à une crise près de l’indépendance, à un sursaut nationaliste près d’une victoire du OUI ». On doit ce constat à l’intellectuel fédéraliste le plus lucide du dernier quart de siècle, André Pratte. L’ex-éditorialiste en chef de La Presse, fondateur de l’Idée fédérale puis sénateur vient de mettre ses neurones au service de Jean Charest, candidat conservateur.

Pratte avait écrit cela dans son livre antisouverainiste, Aux pays des merveilles (VLB). Mais c’était il y a 16 ans. Y a-t-il toujours péril séparatiste en la demeure ? Oui, a-t-il clairement expliqué à ses lecteurs anglophones en décembre dans sa chronique du National Post. La crise est imminente. Elle portera sur la laïcité. « Si jamais la Cour suprême déclare la loi [sur la laïcité] inconstitutionnelle, écrit-il, la colère et la frustration au Québec vont atteindre des niveaux qu’on n’a vus que lorsque l’accord du lac Meech a échoué. »

Note pour mes lecteurs plus jeunes : en 1990, cet accord devant reconnaître dans la Constitution l’existence du Québec comme « société distincte » fut rejeté par deux provinces, relayant l’opposition d’une majorité de Canadiens anglais. Pratte continue : « À l’époque, l’appui à la séparation a grimpé au-dessus de 60 %. Heureusement, la province était gouvernée par un premier ministre fédéraliste suprêmement habile (Robert Bourassa). » Comme c’est bien dit. J’ai moi-même commis deux ouvrages sur cette suprême habileté, l’un intitulé Le tricheur, l’autre Le naufrageur.

Pratte surestime-t-il l’ampleur du ressac québécois ? On peut le penser, mais qui sommes-nous pour contredire un conseiller de Jean Charest ? Il y a pire. Selon lui, comparé à Bourassa, le premier ministre actuel, François Legault, « est aussi un leader accompli, mais c’est un séparatiste ». Bref, nous sommes à une décision de la Cour suprême près de l’indépendance.

Charest: Monsieur -72%

J’ajouterais à cette prédiction une condition gagnante : Jean Charest. Il a déclaré que, premier ministre, son gouvernement demanderait à la Cour suprême de s’opposer à la Loi sur la laïcité de l’État. À Québec, M. Charest n’avait jamais montré d’appétit pour l’interdiction des signes religieux dans le secteur public et avait rejeté la recommandation de la commission Bouchard-Taylor de cibler avec l’interdiction les juges, les policiers et les gardiens de prison.

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Cependant, on n’avait jamais entendu M. Charest demander à Ottawa d’invalider une loi québécoise. Pendant ses neuf ans de pouvoir, à aucun moment M. Charest n’a proposé aux Québécois d’adhérer à la Constitution qui nous fut imposée en 1982. Il nous annonce maintenant que, premier ministre du Canada, il demanderait aux juges d’appliquer, pour invalider une loi québécoise, une constitution que lui-même n’a jamais eu le courage de faire avaliser. Si on souhaite aviver la colère et la frustration, voilà un intéressant revirement.

Il y a les questions de fond, puis il y a les perceptions. Le débat sur la Loi sur la laïcité porte, d’abord, sur les mesures de vivre-ensemble, puis sur la capacité du Québec de faire ses choix. Même des gens opposés à la loi s’opposent à ce que le gouvernement fédéral s’en mêle. C’est le cas de Québec solidaire et, les jours pairs, du Parti libéral du Québec. L’Assemblée nationale est donc unanime, non sur la loi, mais sur le respect de la loi.

La popularité des personnes qui défendent la position inverse pèse dans la balance. Plus cette personne est impopulaire, plus il lui est difficile de susciter l’adhésion. Le sondeur Léger a comparé en octobre 2020 les bonnes et les mauvaises opinions laissées par les anciens premiers ministres. Jean Charest est l’ex-premier ministre le plus détesté au Québec : 72 % des Québécois (et 79 % des francophones) gardent de lui un goût amer. Je n’ai pas souvenir que Pierre Elliott Trudeau au moment du référendum de 1980 ou Jean Chrétien au moment du référendum de 1995 ait jamais atteint un tel niveau de rejet.

Finalement, il y a la question du calendrier. À quel moment cette crise de régime s’abattra-t-elle sur nous ? La justice prend son temps. La Cour d’appel doit d’abord se prononcer. Ce n’est que conjectures, mais des juristes proches du dossier m’informent que les juges pourraient entendre les parties plus tard cette année, puis rendre un jugement début 2023. C’est donc dans l’année qui suit, 2023-2024, que le premier ministre du Canada demanderait à la Cour d’invalider la loi. Puisque le gouvernement actuel est minoritaire, et que la durée de vie de ce type de gouvernement est de moins de deux ans, il est probable qu’une élection aurait eu lieu entre-temps. Dans le scénario Charest, l’homme serait donc à pied d’œuvre pour poser ce geste générateur de mécontentement au Québec.

Le calendrier

Le temps pour la Cour suprême d’entendre la cause, puis de rendre un jugement, cela nous mène sans doute en 2025. On serait donc dans la dernière année d’un potentiel deuxième mandat de François Legault. Celui-ci serait possiblement en réflexion sur la décision de passer la main ou de faire le troisième mandat qu’il disait en octobre vouloir accomplir.

La situation politique serait alors très fluide. Défendre le legs que constitue la Loi sur la laïcité et surfer sur la vague de colère et de frustration prévue par l’ami Pratte serait tentant pour le conduire à nouveau à la victoire. Si, usé, il cédait sa place, le nom de son successeur serait déterminant. S’il s’agissait de Geneviève Guilbault, fédéraliste convaincue, le Canada pourrait être sauvé ; s’il s’agissait de Simon Jolin-Barrette, nationaliste bleu foncé, il serait en péril.

Et Jean Charest, premier ministre du Canada, serait devenu une condition gagnante de l’accès du Québec à l’indépendance. En cas de victoire du Oui, il perdra évidemment son emploi. Et deviendra, à son corps défendant, l’accoucheur du Québec souverain. Quelle spectaculaire fin de carrière ce serait !

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)


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À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !