Parler faux jusqu’au dernier mot

Pour son bref spectacle d’adieu, tenu lundi matin devant sa résidence, Justin Trudeau a pris une décision forte. Il n’allait pas user de cette occasion unique — tout le pays étant pendu à ses lèvres — pour changer d’un iota son style de communication. Il nous a donc offert la même langue de bois fleurie avec laquelle il a construit son personnage politique pendant plus de 10 ans.

Ce n’est pas à proprement parler un talent, mais c’est certainement un savoir-faire. Il faut beaucoup s’entraîner pour inventer un langage qui prétend parler du réel, mais qui, en fait, en génère une version décalée, enjolivée, qui ne peut, à l’usage, convaincre que ceux qui se sont accoutumés au goût des couleuvres.

Lors des débuts de Justin Trudeau sur la scène fédérale, de nombreux Québécois ne comprenaient pas pourquoi les Canadiens anglais se pâmaient à ce point pour un discours qui, à nos oreilles, sonnait d’emblée creux. À leur décharge, il est vrai que sa novlangue est plus fluide en anglais qu’en français, ce qui était encore le cas lundi. À leur décharge aussi, ils ont fini à la longue par trouver que Trudeau fils était aussi inauthentique que ce que nous avions perçu avant eux. D’un excès à l’autre, ils sont passés de « Love Trudeau » à « Fuck Trudeau », alors que les Québécois, n’ayant jamais été amoureux de lui, n’ont jamais souffert une peine d’amour justifiant l’impression de pancartes « Fourrons Trudeau » (mes excuses pour mes jeunes lecteurs).

C’était donc trop demander au premier ministre dorénavant sortant de casser sa cassette et de parler vrai, pour une fois. Voici, en résumé, ce qu’il a dit, et ce qu’il aurait pu dire.

Sur les raisons de sa démission.

Parler faux. « C’est devenu clair que je ne peux pas être le chef dans les prochaines élections à cause des batailles internes. »

Parler vrai. J’ai toujours pensé que je serais le meilleur chef du Parti libéral dans une campagne électorale contre Pierre Poilievre. J’avais réussi à stabiliser mon leadership malgré la grogne, mais j’admets avoir ensuite commis une erreur irréparable en tentant de changer le rôle ministériel de Chrystia Freeland sans son consentement. J’avais sous-estimé sa réaction. J’ai gaffé. Cela rend ma situation intenable dans le parti. J’en prends l’entière responsabilité.

Sur les raisons de la prorogation du Parlement jusqu’au 24 mars.

Parler faux. « Malgré tous les efforts déployés pour passer à travers, le Parlement est paralysé depuis des mois, après ce qui a été la plus longue session d’un Parlement minoritaire dans l’histoire de notre pays. C’est pourquoi, ce matin, j’ai rencontré la gouverneure générale pour lui faire savoir que nous avions besoin d’une nouvelle session du Parlement. […] Le Parlement doit faire un reset. On doit se calmer le pompon, on doit commencer avec une approche fraîche. Les Canadiens ont besoin d’un Parlement qui fonctionne. »

Parler vrai. La raison pour laquelle je proroge le Parlement est que, si on reprenait les travaux comme prévu, le gouvernement tomberait avant que mon parti ait eu le temps de se choisir un nouveau chef dans une vraie course. Je sais que les conservateurs aimeraient affronter des libéraux sans chef, mais je pense que les Canadiens comprennent qu’il est normal et sain en démocratie qu’un des grands partis de notre pays se dote d’un nouveau leader avant d’affronter l’électorat. Alors ça va prendre deux mois et demi, ce n’est pas la fin du monde. Et qui sait, si ce nouveau chef devient soudainement populaire, peut-être qu’un des trois partis ne voudra pas faire tomber le gouvernement au retour du Parlement, le 24 mars.

Sur la différence entre la prorogation par Stephen Harper en 2008, que les libéraux avaient dénoncée, et la sienne.

Parler faux. « La gouverneure générale, en 2008, avait correctement conclu que la Chambre venait juste d’accorder leur [sic] confiance de façon formelle au gouvernement de M. Harper. Malgré même une lettre signée [par les partis d’opposition voulant former ensemble un gouvernement], qui était un document politique, la voix de la Chambre compte. Nous, avant d’arrêter pour les Fêtes, on a gagné trois votes de confiance. » (Cela vous semble obscur ? Ce l’est.)

Parler vrai. Pour un premier ministre en difficulté, comme M. Harper en 2008 ou moi aujourd’hui, la prorogation est le dernier recours. Ça peut permettre de faire descendre la température, et M. Harper, même minoritaire, a pu survivre après sa prorogation. Dans notre cas, ça permet une transition ordonnée pour qu’on ait un nouveau chef et premier ministre libéral avant de retourner affronter la Chambre et, si la Chambre le décide, de déclencher des élections.

J’ai la faiblesse de penser que, dans la conjoncture politique actuelle, les réponses véridiques auraient eu le mérite non seulement d’être claires et compréhensibles, mais aussi de traiter les électeurs en adultes à qui on peut dire les vraies choses.

L’une des très nombreuses raisons de la perte de popularité de Justin Trudeau découle précisément de son refus de parler aux électeurs comme à des personnes intelligentes qui ont vu neiger et qui peuvent composer avec la réalité. Cette pratique est corrosive, tant pour la crédibilité du premier ministre que pour la qualité de la conversation politique elle-même.

Puisque Justin Trudeau n’a pas été capable de parler vrai pour sa dernière grande prestation, le successeur que lui choisiront les troupes libérales d’ici mars pourrait surprendre, non en reniant les politiques du gouvernement Trudeau, mais en rompant avec le style de communication du premier ministre.

On n’a jamais vraiment entendu Chrystia Freeland parler vrai, sauf dans sa lettre de démission. Si elle, ou Mark Carney, ou Mélanie Joly ou l’un ou l’autre des prétendants, se mettait à dire les choses telles qu’elles sont, ce serait, pour la marque de commerce libérale, une révolution ; pour l’électorat, un vent de fraîcheur ; pour Pierre Poilievre, une raison de s’inquiéter.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

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À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !

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