Pétrodollar canadien ou dollar américain pour le Québec?

Lisée-PratteComme promis, je reproduis ici ma réplique publiée ce matin dans La Presse, à l’éditorial d’André Pratte, Un autre sophisme.

Cet éditorial faisait lui-même suite à ma série de billets sur les sables albertains, disponibles dans la rubrique sables mouvants. Voici le texte tel que publié dans le quotidien, avec un petit extra à la fin.

Le dollar américain?

Ayant vanté, ces dernières semaines, les retombées positives pour le Québec de l’exploitation des sables bitumineux, André Pratte est peiné de me voir citer une étude d’économistes d’Ottawa, Amsterdam et du Luxembourg établissant un lien causal entre la hausse spectaculaire de l’exploitation des sables albertains, l’appréciation de la devise canadienne et la destruction, en cinq ans, de 54% des emplois manufacturiers au Canada. Ce qui, lorsque j’applique cette proportion, fait 55 000 emplois perdus au Québec. Comme on nous annonce que, surtout grâce à l’Alberta, la production d’hydrocarbures canadiens va doubler d’ici dix ans, puis probablement encore doubler pendant la décennie suivante, ce processus de destruction de l’emploi manufacturier ne fait que commencer.

M. Pratte affirme que ces pertes se seraient produites plus tôt, ou de toutes façons. Il en veut pour preuve la bonne tenue du taux de chômage québécois, aujourd’hui plus bas que celui de l’Ontario, du Canada ou des États-Unis. Il me retrouve dans son camp (ou lui dans le mien) pour vanter la résilience du modèle social-démocrate québécois dans la crise. Mais force est de constater que l’impact des sables sur la devise, donc sur la compétitivité de nos entreprises, est un obstacle, pas un atout. L’impact combiné de la hausse de la production et de la hausse du prix du baril va rendre l’obstacle de plus en plus imposant.

Je note aussi que M. Pratte avait mis beaucoup moins de ses excellents neurones en activité pour critiquer l’étude du Canada West Foundation nous promettant 35 000 emplois de retombées économiques des sables sur 20 ans Ma conclusion est la même que celle d’Equiterre : l’impact économique sur le Québec de la transformation du Canada en grande puissance pétrolière sera majeur et multiforme. Le ministère québécois des Finances devrait mettre experts et économistes à l’œuvre pour nous en brosser un tableau plus équilibré que ce que Pratte ou Lisée peuvent en penser.

Sur le plan politique, M. Pratte estime qu’il est caricatural d’opposer le Québec à l’Alberta, car « l’Alberta n’est pas le Canada ». Il est vrai que l’Ontario et la Colombie britannique souffrent, comme nous, d’une devise dopée aux sables. Mais le Canada est gouverné depuis quatre ans par des Albertains et cela ne semble pas prêt de se terminer. Même le premier ministre de remplacement, Michael Ignatieff, fait la cour à l’Alberta. Les « prodigieux » sables, dit-il, « changent tout: pour notre avenir économique et pour l’importance du Canada dans le monde ».  Bref, pour Harper comme pour Ignatieff, l’avenir du Canada est pétrolier. Économiquement et politiquement, le Canada est en passe de devenir l’Alberta.

André Pratte tire la conclusion logique : un Québec souverain qui garderait le dollar canadien serait aussi prisonnier de cette spirale que s’il restait au Canada. Je pourrais rétorquer que les politiques économiques du Québec souverain, son budget, se libéreraient de l’emprise pétrolière, mais la question de la devise est en effet centrale. Et comme le dit Ignatieff, le pétrole « change tout ». Les souverainistes doivent se poser la question de la devise d’un Québec souverain. Il n’y a que deux options réalistes : le pétrodollar canadien ou la devise américaine, appuyée sur une diversité économique plus proche de la nôtre. Il est trop tôt pour trancher. Mais c’est un vrai débat.

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Note: J’ai été coupé ! Rien de bien méchant. Comme André Pratte avait vanté mes qualités intellectuelles dans son édito, je lui rendais la pareille en commençant mon texte, bien sincèrement, par cette phrase, coupée au montage:

Peu de choses me réjouissent davantage que de débattre avec André Pratte, l’homme sans lequel l’effort intellectuel fédéraliste au Québec deviendrait, sinon inexistant, du moins quasi invisible.

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À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !