Plaidoyer pour une robustesse respectueuse

J’ai lu beaucoup de programmes politiques dans ma vie et j’ai aidé à en rédiger quelques-uns. Cependant, je n’y avais jamais trouvé de phrase comme celle-ci : « Nous sommes “d’accord d’être en désaccord” : nos adversaires ne sont pas nos ennemis. »

Il ne m’était pas arrivé, non plus, de tomber sur une variation de l’affirmation suivante : « Nous revendiquons le droit d’offusquer, de déplaire, de choquer, de penser autrement et nous reconnaissons à tous le droit de nous offusquer, de nous déplaire, de nous choquer et de penser autrement, sans jamais toutefois tolérer le propos haineux ou l’incitation à la haine. »

Ces extraits sont tirés du texte publié cet automne par le Bloc québécois et qui est destiné à devenir le credo du parti. Ils sont remarquables, car en d’autres temps, il aurait été incongru de faire état de ces positions de bon sens. Mais puisque nous sommes en 2023, dans un monde de polarisation toxique du débat public, ces choses qui devraient aller sans les dire vont décidément mieux en les disant.

Je choisis d’y lire un double appel qui ne semble paradoxal qu’à première vue. On peut offusquer et choquer, nous dit le Bloc, sans considérer que la personne qu’on offusque soit un ennemi. Il s’agit donc de savoir débattre et de formuler des opinions qui peuvent sembler radicales, mais en respectant son adversaire et en souhaitant que, si ce dernier nous choque, il ne nous respecte pas moins. Il s’agit là de l’équation de base du débat politique — et judiciaire — dont nous semblons nous écarter dans les deux sens.

D’abord en estimant insupportable d’être offensé par une opinion contraire. De ce refus de vivre parmi les aspérités inhérentes au débat sont nées les expressions « micro-agression » et « safe space ». Ensuite, en déclarant que la personne qui ose s’écarter de la vision qu’on juge juste est nécessairement, personnellement, infréquentable.

Les principales innovations argumentaires du siècle visent justement à ne pas engager la discussion sur le plan des idées elles-mêmes. Si vous êtes critiqué par un homme, dites que c’est de la mecsplication. Par une femme ? Une féminazie. Par un Blanc ? Un suprémaciste. Par un Noir ou un Autochtone ? Un raciste anti-Blanc. Un jeune ? Un woke.

Si on vous présente un argument comparatif pour relativiser votre position, dites que c’est du « whataboutism » (vous tentez de comparer ce qui ne doit pas l’être). Si on critique un aspect d’une cause que vous soutenez, dites que c’est du « dog whistle » (vous utilisez un argument partiel qui semble raisonnable, mais ce n’est qu’un trompe-l’oeil qui renvoie à votre vraie conviction, haineuse). Si on veut remettre en contexte ou apporter une nuance à un argument que vous soutenez, dites que c’est du « gaslighting » (une référence à un film de George Cukor où un mari voulait rendre son épouse folle en jouant notamment sur la luminosité des lampes à gaz).

La boîte à outils du refus du débat déborde. La certitude d’avoir absolument raison est en vogue, comme la promptitude à mettre l’adversaire au pilori. Deux postures prises aussi de front par les auteurs bloquistes. Ils revendiquent « le droit de nous tromper, de revoir nos positions, de changer d’idée ». Comme c’est rafraîchissant ! Ils s’opposent ensuite spécifiquement à « la censure, à la culture de l’annulation, à l’intimidation, à l’humiliation et aux tribunaux populaires qui se substituent au système de justice, notamment sur les réseaux sociaux et sous le couvert de l’anonymat ».

C’est le bon combat : le respect de l’autre, l’attachement aux principes de bénéfice du doute et de cohabitation, civile, de points de vue divergents. Il faut apprendre (réapprendre ?) à défendre des points de vue irréconciliables — sur l’avortement, la peine de mort, les soins de fin de vie — sans maudire son contradicteur pour treize générations.

Le Québec n’y échappe pas. Au débat des chefs, Gabriel Nadeau-Dubois a suggéré au conservateur Éric Duhaime de se présenter au Texas, et ce dernier a riposté en lançant Cuba au visage du député solidaire. À l’Assemblée, Nadeau-Dubois et François Legault se sont traités de « Duplessis » et de « woke ». Malgré ces contre-exemples, assez rares, le Québec semble mieux résister que le reste de l’Amérique du Nord à la spirale de la polarisation. Nous avons collectivement un réflexe de refus de la censure, des mots bannis. Nous refusons l’exclusion lorsqu’elle frappe les membres des minorités, oui, mais aussi lorsqu’elle ostracise les hommes blancs.

C’est sans doute que nous venons d’une tradition de recherche du consensus, issue de notre condition de peuple minoritaire. L’ancien recteur de l’Université McGill Bernard Shapiro aimait dire que si les Québécois réussissaient si bien à s’entendre sur toutes sortes de sujets dans leurs forums, leurs grappes industrielles, leurs sommets économiques, c’est que tous les enjeux semblaient dérisoires en comparaison avec le débat existentiel qui les occupait depuis un demi-siècle : l’indépendance du Québec.

Autrement dit, parce que fédéralistes et indépendantistes avaient survécu, sans violence, à deux référendums qui mettaient en cause leur identité même, ils avaient acquis dans ces affrontements les outils de la civilité et pouvaient s’entendre sur tous les autres sujets, par définition moins épineux.

Dans les années 1960, face à la révolte étudiante, aux hippies qui se plaignaient de la vacuité d’une société de consommation que leurs aînés avaient pourtant construite sur les décombres du dernier conflit mondial, il arrivait d’entendre des Français plus âgés lâcher ce commentaire : « Ça leur prendrait une bonne guerre ! » Les jeunes apprendraient ainsi, pensaient-ils, la réelle dureté de la vie.

On ne souhaite de guerre à personne, c’est entendu. Mais pour suivre la sage logique de Bernard Shapiro sur l’expérience québécoise, on pourrait conclure que pour se remuscler la civilité dans le débat, « ça leur prendrait un bon référendum ».

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

2 avis sur « Plaidoyer pour une robustesse respectueuse »

    • L’alt-right est plutôt lié au fascisme, et donc au nazisme. Loi du plus fort, jeu à somme nulle, si tu ne gagnes pas, tu perds, etc.

      Le wokisme reprend plutôt certains codes du communisme :
      – Le capitalisme libéral génère des inégalités intolérables.
      – Derrière les beaux discours sur les droits de l’homme se cache un combat entre classes sociales (plutôt que bourgeois et prolétaires, ce sont hommes blancs et minorités)
      – Les gens doivent s’unir pour renverser un système profondément vicié, et accéder à un futur ou tous les problèmes actuels disparaitront.
      Attention aux amalgames, ce ne sont pas exactement la même chose. Mais le wokisme me semble davantage avoir repris la critique moraliste d’extrême gauche disparue depuis l’effondrement de l’URSS et la délégitimation quasi-totale du communisme.

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