Que penser de la décision de Lucien Bouchard d’assumer la tâche la plus difficile au Québec en ce moment: être le Président, donc porte-parole, d’une industrie qui a érigé autour d’elle un mur de scepticisme, sinon de mauvaise humeur ?
En bref : il faut aimer les défis !
Faut-il avoir aussi une dose d’inconscience ? On aurait pu le croire, jusqu’à ce qu’on découvre le paragraphe remarquablement ciselé que M. Bouchard (mon ancien patron) a fait introduire dans le communiqué annonçant, ce mardi, sa nomination. Décomposons-le:
1) » Je vois la découverte au Québec de volumes importants de gaz naturel comme un atout très important pour notre développement économique et le financement des missions de notre État. »
Traduction: Je suis favorable à cette filière (sinon, je n’aurais pas accepté ce mandat).
2) « En même temps, je suis tout à fait conscient de la nécessité de procéder à ce développement dans le plein respect d’exigences exemplaires du point de vue de l’environnement, de la sécurité publique, de la transparence et de l’acceptabilité sociale. »
Traduction: Je ne suis pas fou, je lis les journaux. Je sais que la pente à remonter est forte. Notez l’utilisation du mot « exemplaire » introduit récemment par les porte-paroles du gouvernement Charest.
3) « S’impose également la nécessité de faire de ce développement une contribution réelle à l’enrichissement public et non pas seulement privé. »
Traduction: Je suis assez vif d’esprit pour comprendre que, si on surmontait les écueils environnementaux, le débat se déportera sur l’importance — et pour l’instant le peu d’importance — des sommes à percevoir par l’État québécois, les régions, les villes. La grande question sera: le jeu en vaut-il vraiment la chandelle?
4) « J’amorcerai avec diligence avec les membres du conseil d’administration des rencontres intensives pour mettre au point avec eux la démarche responsable qu’ils se sont engagés à suivre, notamment en rapport avec les recommandations à venir du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement. »
Traduction: J’ai dit au CA qu’ils devront changer de tactique car l’industrie va droit dans le mur. (En fait, elle est déjà dans le mur.) S’ils ne veulent pas s’engager à traiter le rapport et les recommandations du BAPE comme la volonté divine, ils vont passer un mauvais quart d’heure!
5) « J’entends donc remplir mon mandat dans la conciliation des préoccupations et des enjeux de toutes les parties intéressées, mais surtout avec la certitude de devoir travailler dans le meilleur intérêt de notre collectivité. »
Traduction: Tous les mots sont choisis. Je dis avoir « la certitude » que mon travail pour l’industrie gazière est « dans le meilleur intérêt de notre collectivité ». Donc, il faut que ça marche, notre affaire. Pour que ça marche, il faut bien que quelqu’un s’occupe de « la conciliation des préoccupations et des enjeux de toutes les parties ». Et, puisque personne ne le fait — sous entendu, le gouvernement — il faut que je m’en charge !
C’est Hugo Séguin, conseiller principal d’Equiterre (et ancien conseiller au gouvernement Bouchard), qui cible le mieux le problème structurel de cette approche dans son billet de ce mercredi, correctement intitulé: Quand on sous-traite les fonctions de Premier ministre du Québec :
Soit on demande à Lucien Bouchard d’assumer, dans ce dossier, les responsabilités du premier ministre du Québec, ou soit il s’attribue lui-même ce rôle. Cette position schizophrène ne peut pas tenir longtemps. [] j’ai plutôt l’impression qu’il attirera toute l’attention sur lui, et tentera d’imposer son point de vue qui ne peut, au final, qu’être celui de l’industrie qui l’engage pour la représenter.Peu importe qu’on l’enrobe dans de grandes envolées sur l’intérêt supérieur du Québec.
C’est juste. Hugo y voit un grand danger pour le nouveau représentant de l’industrie, danger que l’intéressé a certainement mesuré avant de se lancer dans l’aventure:
En voulant jouer au premier ministre, Lucien Bouchard attirera la foudre comme un paratonnerre, avec tous les risques que cela comporte. Jean Charest doit pousser un énorme soupir de soulagement.
Encore bien vu. Mais si Lucien Bouchard a accepté ce mandat, c’est qu’il croit qu’il saura réussir l’improbable. Il y a, chez lui, la fibre de l’homme providentiel. De celui dont la présence, la compétence, la prestance, permet de réussir là ou d’autres ont échoué. Créer un parti souverainiste à Ottawa devenu, du premier coup, l’opposition officielle. Renverser la vapeur lors de la campagne référendaire de 1995. Équilibrer le budget de l’État en trois ans. Fusionner toutes les villes-centres du Québec avec leurs banlieues.
À 72 ans, Lucien Bouchard a décidé de se relancer dans une grande bataille. Si, comme on peut le penser, elle est trop grande pour lui, c’est qu’elle est trop grande pour qui que ce soit.