Poutine sans frontières

Les nouvelles sont bonnes pour le despote russe. Sa ténacité dans l’affaire ukrainienne commence à porter ses fruits. Au moment d’y lancer ses tanks, il y a un peu plus de deux ans, Vladimir Poutine avait tragiquement sous-évalué le potentiel de résistance d’un peuple gouverné par un humoriste qu’on n’aurait tout simplement jamais imaginé en chef de guerre. Poutine avait aussi compté sur l’indiscipline d’une organisation, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), que le président français venait de déclarer en « mort cérébrale ». Son invasion a sorti l’alliance du coma, l’a rendue plus active que jamais, y faisant entrer deux nouveaux membres, la Suède et la Finlande.

Un autre que lui aurait reconnu être allé trop loin et aurait activement cherché une voie de sortie. Mais Poutine est obstiné, ce qui est un autre mot pour « déterminé », ou « résilient ». Depuis quelques mois, il grignote sur la ligne de front un village par-ci, un village par-là, épuisant une armée ukrainienne elle-même en manque de munitions, alors que, de son côté, en plus des armes iraniennes, nord-coréennes et chinoises, il peut compter sur un peuple habitué aux privations et résigné à ce que son économie serve d’abord l’effort de guerre.

Poutine a toujours tenu le cap vers une date clé du calendrier de guerre : novembre 2024. L’élection présidentielle américaine peut tout changer. Donald Trump réélu, l’aide américaine à l’Ukraine cessera brutalement, l’Europe ne pourra prendre seule la relève. Trump a plusieurs fois annoncé qu’il réglera la question en 48 heures. Il détient la formule : offrir à Poutine de garder tout le territoire conquis.

Ceux qui ont déjà négocié avec les Russes connaissent la suite. Ils diront oui, mais seulement si on leur en donne davantage. En l’espèce : probablement tout le territoire jouxtant la mer noire, jusqu’à Odessa. Si le président Volodymyr Zelensky refuse, les Russes l’occuperont et, cela avalé, jugeront s’il faut pousser plus loin. Le drame ukrainien se jouera donc dans les urnes américaines. Si l’élection avait lieu aujourd’hui, Trump serait facilement élu.

Le dictateur russe voit beaucoup plus grand que la seule Ukraine. Chez lui et dans le monde. Et il a le temps. Le record de longévité de Staline — 30 ans — est à portée de la main. Réélu (sic) en mars dernier, il atteindra en fin de mandat, en 2030, sa 31e année de pouvoir et, si sa santé le lui permet — il aura 77 ans —, rien ne lui interdira de rempiler jusqu’en 2036.

Une tonne de documents, les Kremlin Leaks, rendus publics en février, démontrent l’ampleur de l’appareil de propagande déployé en interne — et dans les territoires occupés en Ukraine — pour promouvoir sa politique. Une quinzaine d’organisations employant 4300 employés disposent d’un budget de 880 millions de dollars pour disséminer l’idéologie dominante. Cela va des séries télé patriotiques aux organisations jeunesse et à la conception de jeux vidéo. Mon préféré : les joueurs font partie d’une unité spéciale russe pensant repousser une offensive extraterrestre. Mais ils découvrent que les aliens sont les produits d’une expérience militaire américaine qui a mal tourné.

Exalter les vertus russes est une chose, mais il importe de dévaluer la devise concurrente : la démocratie occidentale. En la présentant comme décadente et corrompue, bien sûr, mais surtout en poussant sur tous les boutons disponibles pour la rendre réellement dysfonctionnelle. L’intervention russe en ligne au bénéfice de Trump lors de l’élection de 2016 l’avait amplement démontré, et l’appareil russe n’a jamais cessé de mettre du sel sur toutes les plaies qui clivent les sociétés démocratiques.

Certes, le KGB s’y employait pendant la guerre froide, mais sans les outils informatiques désormais utilisés. La nouveauté depuis deux ans est la coordination avec Pékin dans la dissémination de fausses nouvelles anti-occidentales dans les pays de l’OTAN et leur une diffusion massive dans des pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie prédisposés à croire tout le mal entendu sur les anciens colonisateurs.

Un dossier que vient de publier à ce sujet The Atlantic donne l’exemple de la fausse nouvelle russe portant sur la découverte, au moment de l’invasion ukrainienne, de laboratoires américains clandestins fabriquant des virus à partir de chauve-souris, à des fins militaires. La droite américaine pro-Trump a non seulement diffusé cette baliverne au point qu’un Américain sur quatre y croit, mais la Chine l’a aussi reprise sur tous ses réseaux. Des informations générées par Moscou et Pékin sont régulièrement présentées dans des pays du sud comme avérées, incontestables.

Les services de renseignement européens, dont les déclarations sont évidemment sujettes à caution, rapportent ce mois-ci que l’offensive russe sort de l’Internet pour passer à l’action directe. Les services russes, directement ou indirectement, sont soupçonnés d’avoir incendié en avril un entrepôt britannique de munitions destiné à l’Ukraine, d’avoir provoqué l’explosion d’un entrepôt semblable en République tchèque et incendié l’usine d’une compagnie allemande exportant du matériel militaire à Kiev. Plus de 160 pompiers furent mobilisés.

L’activité déborde de la seule question ukrainienne. Selon les services européens, la volonté de nuire au cours normal des choses en Occident fait partie de la stratégie. Les Suédois suspectent les Russes d’avoir orchestré une série de déraillements de train. Les Tchèques les croient responsables du sabotage de leur système de signalisation ferroviaire. En Estonie, on leur attribue le sabotage des voitures d’un ministre et de journalistes. Les Lituaniens les croient responsables d’interruptions de service de GPS utilisé par les avions civils.

Selon l’analyste Keir Giles, de Chatham House à Londres, « ces attaques ciblées visent à perturber la société, mais aussi à jauger nos réactions. Ce sont des essais ».

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

Ce contenu a été publié dans Russie par Jean-François Lisée, et étiqueté avec , . Mettez-le en favori avec son permalien.

À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !

4 avis sur « Poutine sans frontières »

  1. Voyons les laboratoires ils en ont parlé en France au informations télévisé et bien autre pays en ont parlé et même certains documents aux Etats-Unis qui en parle

  2. Comme toujours Jean-François, vous faites une très bonne analyse… mais vous semblez ignorer que cette guerre n’a pas commencé, il y a deux ans.
    😞

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *