Quand on croit que tout a été dit sur un sujet, il faut se tourner vers Sacha Guitry. Dramaturge, cinéaste et bon vivant, Guitry avait l’art de trouver du sens dans la bêtise, et inversement. Il m’a donc semblé qu’il était la seule personne au monde, vivante ou morte, qui pouvait nous éclairer utilement sur la décision du gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) de faire revivre le troisième lien.
Dans ce qui suit, toutes les réponses sont de Guitry, je le jure. Toutes les questions sont de moi, je le jure aussi.
Le gouvernement Legault n’a pu montrer aucune étude qui justifie la construction d’un nouveau pont autoroutier à Québec. Comment expliquez-vous sa décision ?
On est un peu l’esclave des rêves qu’on a faits.
Sans doute, mais ne faut-il pas fonder ses décisions sur de bonnes raisons ?
La raison et la logique ne peuvent rien contre l’entêtement et la sottise.
Ils disaient qu’il fallait un troisième lien pour l’achalandage. Maintenant, ils disent que c’est pour la sécurité. Comment ont-ils trouvé cet argument ?
Il y a des gens qui parlent, qui parlent, qui parlent — jusqu’à ce qu’ils aient enfin trouvé quelque chose à dire.
Oui, mais ne faut-il pas admettre les faits, même s’ils sont contraires à vos voeux ?
Dire le contraire de la vérité, c’est s’en être approché, de dos, mais de bien près.
Croyez-vous que la CAQ s’entête de peur que les électeurs la rejette si elle devait dire la vérité ?
La vérité qui est bonne à entendre n’est jamais bonne à dire pour cette raison qu’on n’est jamais sûr de la connaître.
Cela devient un peu obscur.
Quand une phrase ténébreuse, alambiquée vous donne le vertige, souvenez-vous que ce qui donne le vertige c’est le vide.
Peut-être, mais, estimez-vous que François Legault se croit lui-même ?
Ce qui probablement fausse tout dans la vie, c’est qu’on est convaincu qu’on dit la vérité parce qu’on dit ce qu’on pense.
Donc, pour vous, il pense ce qu’il dit ?
Tous les hommes naissent comédiens, sauf quelques acteurs.
Certains pensent qu’avec cette annonce, le premier ministre prend un risque fou.
Il ne me paraît pas assez intelligent pour être fou.
Oh ! Vous y allez fort ! Je vous assure que M. Legault est assez intelligent.
Être « assez » intelligent, c’est n’être « pas assez » intelligent, précisément. Être « à moitié » quoi que ce soit, d’ailleurs, est inutile — car c’est toujours l’autre moitié qui fait défaut.
Il dit quand même avoir consulté la population de Québec.
Faites semblant de demander aux autres leur avis — parce que la politesse est une chose exquise.
Donc ce n’était que de la politesse. Il avait déjà choisi d’aller de l’avant pour éviter un échec électoral.
Il ne faut jamais aller au-devant des choses qu’on redoute.
Il y a quand même la question du coût. Cela va compter dans les milliards de dollars. Comment est-ce justifiable ?
On nous dit que nos rois dépensaient sans compter, qu’ils prenaient notre argent sans prendre nos conseils. Mais quand ils construisaient de semblables merveilles, ne nous mettaient-ils pas notre argent de côté ?
Encore faut-il que, une fois construit, on considère ce pont comme une merveille. Comment s’en assurer ?
Le luxe est une affaire d’argent. L’élégance est une question d’éducation.
Croyez-vous que ce pont sera bon pour le rayonnement de la Vieille Capitale ? La publicité en vaut-elle le coup ?
Dieu lui-même croit à la publicité : il a mis des cloches dans les églises.
François Legault est tout de même la cible de critiques féroces. Quelle devrait être son attitude face à ses détracteurs ?
Si ceux qui disent du mal de moi savaient exactement ce que je pense d’eux, ils en diraient bien davantage.
Vous semblez dire qu’il devrait faire exprès de susciter la critique. Avez-vous une autre citation à lui souffler ?
Du jour où j’ai compris quels étaient les gens que j’exaspérais, j’avoue que j’ai tout fait pour les exaspérer.
Peut-être, mais l’opposition rage. Que devrait leur répondre François Legault ?
Mes ennemis me font beaucoup d’honneur : ils s’acharnent contre moi comme si j’avais de l’avenir !
Cela peut aller pour un amuseur public, mais vos suggestions ne sont-elles pas contre-productives pour un politicien ?
Vous me jugez sur mes réponses ? Si vous croyez que je ne vous juge pas sur vos questions !
Je ne voulais pas vous froisser, seulement, avez-vous raison en ce cas précis ?
Il est possible, en ce moment, que j’aie raison — mais je me demande si c’est mon intérêt d’avoir raison en ce moment.
Bon, changeons d’angle. Quelle devrait être l’attitude des électeurs face à cette annonce ?
L’un des mensonges les plus fructueux, les plus intéressants qui soient, et l’un des plus faciles en outre, est celui qui consiste à faire croire à quelqu’un qui vous ment qu’on le croit.
Je ne vois pas très bien ce que ça donnera. Au moins, les gens de Québec ont l’espoir d’avoir leur pont, non ?
Les gens les plus déçus dans l’existence sont ceux qui n’obtiennent que ce qu’ils méritent.
Les sondages montrent quand même que la CAQ se dirige vers une défaite, c’est grave ?
Pour moi, un gouvernement qui tombe, c’est une pièce qui s’en va de l’affiche — et je considère comme une comédie nouvelle celui qui vient le remplacer.
Je n’ai pas l’impression que les ministres du gouvernement la trouvent très drôle.
Qui ne tolère pas la plaisanterie supporte mal la réflexion.
Finalement, vous traitez les élus comme vos amis les comédiens ?
Ne dites pas du mal de mes amis, je suis capable de le faire aussi bien que vous.
Je n’en doute pas. Merci d’avoir percé pour nous les mystères du troisième lien.
(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)