Si j’étais épicier

Le magasin de feu mon papa.

Si j’étais président de, disons, les épiceries Metro, je sauterais sur l’occasion. L’inflation dans l’alimentation est terrible et, par un très malencontreux hasard, les profits de mon entreprise gonflent à vue d’œil. Plutôt que de tenter d’expliquer à des parlementaires incrédules que ces deux informations n’ont absolument rien à voir l’une avec l’autre, je m’empresserais de concevoir une opération de promotion à tout casser avant qu’un de mes compétiteurs ne se réveille et voie l’extraordinaire occasion de croissance qui s’offre à nous.

J’annoncerais dans une conférence de presse tenue en plein centre d’un de mes magasins que, tant que l’inflation ne sera pas redescendue à 2 % — ce qui est la cible de la Banque du Canada —, mon entreprise transférera dans des baisses de prix chaque cent de surprofit. Qu’est-ce qu’un surprofit ? Fastoche : vous faites la moyenne du taux de profit des cinq années prépandémiques pour établir l’étalon de ce qu’est un profit « normal ». Tout ce qui dépasse est du surprofit.

Devant les parlementaires mercredi, fort de sa récente prime de 2,1 millions de dollars (en sus de son salaire de 730 000 $), Galen Weston, de Loblaw, a expliqué que même si son entreprise investissait la totalité de son profit dans le prix des aliments qu’elle vend, cela ne ferait aucune différence visible sur le panier d’épicerie.

Je le crois sur parole. C’est pourquoi je concentrerais la totalité de ma somme de surprofits sur les éléments essentiels : lait, pain, farine, œufs, beurre, couches pour bébé. Même pour quelques sous par produit, l’impact réputationnel serait massif, la quantité de publicité gratuite, inestimable. Le nombre de clients qui décideraient de venir profiter de mes rabais vaudrait plusieurs fois l’argent investi. À la clé : une augmentation de ma part de marché, donc la promesse de profits supplémentaires pour des années.

Mon équipe de communication ne saurait où donner de la tête. Les slogans s’écriraient d’eux-mêmes. « Nos profits dans vos prix » ; « Profitez de nos profits » ; « On vous donne nos profits » ; « Nos concurrents font des profits, nous, on fait des rabais » ; « Tous unis contre la vie chère ». Ce dernier slogan est utilisé depuis longtemps par une chaîne française : Intermarché.

Maximisant mon effet, j’annoncerais que, comme président, je ne toucherai qu’un dollar par an jusqu’à ce que l’inflation revienne à 2 %. (Mon secret ? Puisque j’ai touché 5,4 millions de dollars pour la seule dernière année, et comme, malgré de gros efforts, je n’ai pas réussi à tout dépenser, je pense que je n’aurai pas trop à me serrer la ceinture. Je me récompenserai après avec une énorme prime rétroactive.)

Pour démontrer bonne foi et transparence, j’inviterais un personnage connu du monde de l’économie-spectacle à faire rapport du fait que nous versons vraiment nos surprofits dans des rabais. Je n’aurais qu’un nom sur ma liste : Pierre-Yves McSween. Quatre fois par an, le comptable chevelu le plus connu au Québec viendrait confirmer mon statut de bon « citoyen corporatif ». « Les surprofits, dirait-il avec son beau sourire, Metro en a-t-il vraiment besoin ? »

Évidemment, cette innovation provoquerait chez mes compétiteurs une énorme rancœur. Ils me maudiraient secrètement de trahir ma classe (les accrocs aux profits), et peut-être annuleraient-ils mon invitation à la chasse au faisan. Dommage, j’adore échanger des blagues salaces avec “Fitz” au sujet des gauchistes et des ex-p.-d.g. d’Hydro. Cette colère serait suivie d’une jalousie folle, puis d’une féroce volonté de me damer le pion. S’ouvrirait alors une guerre des prix unique en son genre, sur le thème de « quelle sera la compagnie la plus généreuse, la plus redistributive, la plus, disons, de gauche ».

Si j’étais mon propre concurrent, que pourrais-je faire pour contrer ce qu’on appelle le « first mover advantage », c’est-à-dire l’avantage obtenu par le premier des acteurs économiques à déployer un nouveau concept ? Il ne suffit pas de l’imiter. Il faut trouver mieux, et le faire paraître rétrospectivement pingre. Si j’étais, disons, président de Loblaw/Provigo, je contre-attaquerais avec : « Non au travail forcé de Metro ! Chez Provigo, on vous paie pour acheter chez nous ! »

Incrédules ? Vous n’êtes pas sans savoir que les entreprises de détail font tout pour nous pousser à devenir nos propres caissiers et caissières. La pénurie de main-d’œuvre a le dos large. Elles ont commencé bien avant à faire de nous des employés bénévoles. Avec les distributeurs automatiques, les banques nous ont transformés en guichetiers non payés quand le chômage était encore à plus de 10 %. Alors que les employés touchent jusqu’à 16 $/h, plus avantages sociaux, pour faire le travail de caisse et d’emballage, on nous contraint à travailler pour rien !

C’est la grande arnaque que je serais contraint de révéler pour doubler Metro dans sa dérive socialisante. Chez Loblaw/Provigo, je dirais : « Quand vous travaillez pour nous, on vous paie 16 $/h pour emballer votre commande. » Comme il faut généralement une dizaine de minutes, cela donne un rabais de 2,60 $. Dans les petits caractères, on préciserait que ça ne s’appliquera qu’à des achats de plus de 100 $. Comme l’achalandage aux guichets automatiques augmentera — les clients ignares pensant empocher 16 $ —, je pourrai virer des caissières et des emballeurs et m’en tirer avec un profit plus grand qu’avant. Ne vous inquiétez pas pour moi.

Maintenant. Si j’étais président d’Ultramar…

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

2 avis sur « Si j’étais épicier »

  1. Bonjour Jean-François,
    J’écoute régulièrement « les MORDUS… » super émission, j’aime toutes les interventions, mais particulièrement les vôtres, BRAVO et GRAND MERCI…
    Sébastien est un excellent animateur.

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