Si les Ricains n’étaient pas là

1er août 2004, L’Actualité

Je dois avouer que je suis proaméricain. Pas pro-Bush. Non. Qu’allez-vous imaginer là ? Mais proaméricain tout de même. Certains aiment la culture américaine, le jazz, Orson Welles, Susan Sontag, Elvis ou Mickey Mouse. La foule proaméricaine s’éclaircit cependant lorsqu’on aborde le terrain politique. D’accord pour s’associer à Franklin Roosevelt. Mais dire du bien, même modérément, de Ronald Reagan vous rend presque suspect.

Je n’ai pas cette timidité. Je pense que les États-Unis sont, globalement et malgré leurs travers, une influence politique positive sur la planète. Je le dis au moment où l’intervention en Irak est un fiasco de proportion historique, qui, loin de faire reculer les amis de Ben Laden, enfonce l’Occident plus avant dans la spirale de la terreur.

C’est dans ces moments de grande détresse qu’il faut reconnaître la valeur d’une nation. Dans une oubliable ritournelle, Michel Sardou s’adressait ainsi aux Français : « Si les Ricains n’étaient pas là / Vous seriez tous en Germanie / À parler de je ne sais quoi / À saluer je ne sais qui. » Mais s’en tenir à la Deuxième Guerre est trop facile.

Récemment, l’universitaire de Washington Simon Serfaty, tout en admettant l’échec irakien, déclarait : « Je suis las de ce procès permanent qui se fait quant aux capacités des États-Unis de définir une politique globale qui mènerait à un succès. La performance de la diplomatie américaine durant la seconde moitié du 20e siècle a été exceptionnelle. Sa capacité non seulement de gagner les guerres en Europe mais aussi de contribuer à transformer l’Europe en un continent paisible, démocratique, prospère et en sécurité est remarquable. »

Il faut en effet se demander ce qui se serait passé si les Ricains n’avaient pas été là pendant la guerre froide. Les archives du KGB, maintenant publiques, témoignent de l’effort, en personnel et en argent, investi par Moscou dans les années 1950 et 1960 pour soutenir les partis, médias et syndicats communistes en Europe de l’Ouest, contribuant à ce que la France et l’Italie frôlent le point de rupture avec la démocratie libérale. (Avis aux lecteurs sensibles : je suis sur le point du dire du bien de la CIA.) Ce sont les Ricains, par l’intermédiaire de la CIA, qui ont financé à coups de millions les partis, médias et syndicats sociaux-démocrates et chrétiens-démocrates européens, égalisant ainsi les forces sur le terrain. Sans eux, qui l’aurait fait ? Le Canada ?

Sans les Ricains, c’est certain, des gouvernements progressistes auraient vu le jour ou auraient gardé le pouvoir dans plusieurs pays latino-américains (et quelques pays africains, et en Iran, et au Cambodge) dans les années 1950, 1960 et 1970. Mais en 1973, au Chili, sans les Ricains, Pinochet aurait pareillement sévi. Noriega serait toujours au pouvoir, comme les talibans en Afghanistan, les Serbes au Kosovo. Sans les Ricains, Pékin aurait depuis longtemps écrasé Taïwan.

On prête beaucoup de mauvaises intentions à Washington. J’étais convaincu que les troupes spéciales allaient délibérément cacher dans Bagdad de fausses « armes de destruction massives », que les G.I. – mieux, les troupes britanniques ou espagnoles – allaient ensuite « découvrir ». Bush n’était pas à une falsification près. Il s’est retenu. De même, il y a deux ans, quand les sondages donnaient le syndicaliste Lula gagnant à la présidence brésilienne, beaucoup prévoyaient que les Ricains allaient empêcher la chose, ou déstabiliser Lula à brève échéance. Faux. Il y a donc progrès.

J’ai une autre raison d’être proaméricain : personne ne sait mieux critiquer les États-Unis que les Ricains eux-mêmes. Le cinéaste anti-Bush Michael Moore est aujourd’hui porté aux nues par le jury de Cannes, dominé par ses compatriotes. C’est un signe. En voici un autre : dans la série hollywoodienne Star Trek : La nouvelle génération, la « Fédération des planètes unies » est multiethnique. Le capitaine de son vaisseau amiral est un Français (!), que l’on voit parfois dans son vignoble. Il applique la « directive première » de la fédération, celle de respecter toute forme de vie. On se croirait à l’Unesco.

L’ennemi de la Fédération ? Les lugubres et arrogants « Borgs », qui assimilent toutes les races sur leur passage, en absorbent les ressources, les technologies et les populations dans un melting-pot efficace mais sans saveur. Vous décodez la métaphore : la Fédération représente la diversité culturelle. Et les Borgs ? Je parie que l’inconscient de Hollywood nous parle : méfiez-vous, dit-il, agissez avant qu’on vous avale tout rond. Ah, ils sont forts, les Ricains !

Ce contenu a été publié dans États-Unis par Jean-François Lisée. Mettez-le en favori avec son permalien.

À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !