Le virus de l’inégalité

Au début, il semblait y avoir une justice dans notre infortune collective. Lorsque les marchés ont compris que l’économie allait trinquer, ce n’est pas que le pétrole qui a perdu sa valeur. Tous les REERs du monde ont plongé, presque toutes les actions de presque toutes les compagnies.

Comme une immense marée basse, emportant avec elle tout ce qui flotte, les bateaux de croisière, bien sûr, les petites chaloupes et les yacht de luxe. On annonçait la baisse de valeur des fortunes des grands milliardaires. Ils n’étaient pas dans la misère, certes. Mais leur étoile pâlissait.

Ce n’était que temporaire. L’Institute for policy studies américain vient de publier [en mai] une étude comptabilisant les pertes et les gains des milliardaires depuis le début de la crise. Son titre: Billionnaire Bonanza 2020 !

Résultat: la richesse collective des milliardaires américains a augmenté de près de 10% entre mars et avril de cette année. 10%. Pendant ce temps, le chômage a bondi chez les gens ordinaires, qui font maintenant la queue pendant des heures aux banques alimentaires.

Un virus économique

Le covid-19 est une saloperie à plusieurs égards. On savait qu’il s’attaquait surtout aux plus faibles, aux plus âgés, à ceux qui sont déjà malades de quelque chose. On savait qu’il avait un impact plus grave dans les quartiers plus densément peuplés, donc en bas de l’échelle, qu’il mettait à risque des catégories de salariés mal payés, dans les services de santé, dans les épiceries, dans la livraison.

Mais voilà que son impact économique pousse à l’inégalité. Seul le vaccin permettra à la vie de reprendre son cours normal et de tourner la page sur la distanciation. Entre temps, la distance nécessaire entre les clients va pousser à la faillite un très grand nombre de petits restaurants et de petits commerces de détail qui vivotaient déjà juste au-dessus de leur point de rentabilité. Réduire de moitié, ou même du tiers, le nombre de clients va les faire tomber au combat économique. Seules les grandes chaînes pourront résister, en se réorganisant. On assistera donc à une nouvelle poussée de la concentration de la propriété. Des milliers de petits propriétaires devront se résigner à devenir des salariés.

Car des emplois sont disponibles, pour eux, et pour beaucoup d’autres, aujourd’hui même, en pleine crise. Les pires. La livraison à domicile. L’explosion de l’achat en ligne signifie une augmentation de la main-d’oeuvre dans ce secteur. Avant la crise, l’achat en ligne progressait d’un pour cent par année. Le virus l’a fait bondir de 15 à 25% d’un coup.

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Instacart, la compagnie d’origine californienne qui livre l’épicerie à la maison, y compris à Montréal, cherche à employer 300 000 personnes, à contrat, en trois mois. Amazon, évidemment, en cherche 175 000. Les compagnies de ventes à bas prix qui livrent sont preneuses. Dollar General en veut 50 000 ce mois ci, comme Wall Mart. FedEx en veut 35 000 et Pizza Hut 30 000.

La plupart de ces entreprises n’offrent que le salaire minimum. Pour Uber Eats et autres, les livreurs sont souvent poussés à mettre leur sécurité à risque pour augmenter leur cadence. Les emplois sont précaires, mal rémunérés, avec un minimum de protection sociale.

Enrichir les plus riches

On comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi l’homme le plus riche du monde, le créateur d’Amazon Jeff Bezos, a augmenté sa fortune de 25 milliards de dollars US depuis le début de l’année. Amazon a bien sûr augmenté ses parts de marché et profite de la fermeture des petits commerces.

Le créateur de Zoom, Eric Yuan, a vu sa fortune augmenter cette année de $2.6 milliards. Aucune explication n’est nécessaire. Le cofondateur de Netflix, Reed Hastings, qui possède à peine 1,3% de sa compagnie, a tout de même vu la valeur de son portefeuille bondir de près d’un demi-milliard.

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La valeur des actions de WallMart, par exemple, a augmenté de 15% depuis le début de l’année. Je me permets ici une petite digression: dans l’ensemble de la gestion de la crise au Québec, la décision du gouvernement Legault de laisser les géants comme l’américaine WalMart vendre la totalité de leur marchandise, y compris non essentielle comme des vêtements ou des télés, alors que les petits commerces québécois étaient fermés, est incompréhensible. Le Parti québécois avait réclamé que WalMart ne puisse vendre que de l’épicerie. Legault a dit non. C’est beau le Panier Bleu, mais un peu de cohérence aurait été bienvenue. [Le gouvernement Legault a corrigé le tir pour la seconde vague, heureusement.]

Ces exemples de la nouvelle richesse de WalMart, Amazon et Zoom ont le mérite de suivre une logique de marché. Voilà des industries qui sont devenues plus utilisées pendant la crise. On comprend moins pourquoi des géants de l’immobilier ou de la finance ont aussi vu leur fortune grimper pendant la crise, pour permettre un bond global de 10% de leurs avoirs.

Casser une dynamique profitable au bas de l’échelle

Le virus a comme impact économique de casser une dynamique qui commençait à profiter aux plus pauvres et de propulser une dynamique qui profitait déjà aux plus riches.

Depuis la fin de la crise de 2008, l’économie a créé de nouveaux emplois pendant 100 mois consécutifs. Avec des taux de chômage historiquement bas, y compris pour les membres des minorités, les salariés étaient enfin du bon côté du rapport de force. Les salaires commençaient à augmenter. Le virus vient de mettre fin à ce processus. Et en un seul mois de pandémie, 10 ans de progrès ont disparu. Le chômage ne va certes pas rester longtemps aux niveaux actuels, mais il faudra longtemps avant qu’il ne se contracte complètement.

Pour les milliardaires, c’est le contraire. Les années post 2008 ont été pour eux extraordinairement payantes et la pandémie, après avoir provoqué un bref hoquet en bourse en mars, leur donne des ailes.

Juste aux États-Unis, l’avoir global des milliardaires qui était de mille milliard sept cents millions en 2010 est actuellement de près de trois mille milliards. Le nombre de membres du club des milliardaires a également augmenté. Ils n’étaient que 66 en 1990, 300 en 2000. Ils sont plus de 600 actuellement. Un bonheur ne venant jamais seul, depuis le début de l’administration Trump, leur taux de taxation a chuté de 79%.

Pendant ce temps, la proportion d’américains qui n’ont aucun avoir, aucun patrimoine, aucune richesse, donc qui vivent d’une paye à l’autre, a augmenté, passant de 15% à 20%, malgré une décennie de croissance économique.

Le virus aura mis en lumière combien des catégories de travailleurs du bas de l’échelle: ceux qui s’occupent des aînés, qui travaillent à l’épicerie, qui nettoient, qui livrent, ont une valeur beaucoup plus grande que le salaire qu’on leur octroie en ce moment.

Les débats parlementaires à venir et les rendez-vous électoraux à venir devraient être consacrés à un rééquilibrage des rémunérations.

Il n’y a pas que la courbe de la contagion qu’il faut aplatir. Il faut s’attaquer avec force, aussi, à la courbe des inégalités.


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À Lire: Amazon: le rouleau compresseur du commerce

On sort un peu abasourdi de la lecture de Le monde selon Amazon, du journaliste français Benoït Bertelot. Je suis, comme vous sans doute, un utilisateur occasionnel d’Amazon. J’ai suivi, comme vous sans doute, les débats entourant l’impact du géant des ventes en ligne sur nos rues principales et nos réseaux de vente au détail.

Mais rien ne prépare complètement à l’exposition détaillée de la révolution que représente la méga-maison de commerce en ligne, tel qu’exposée de façon claire par le journaliste dans ce livre (qu’il ne faut pas confondre avec le documentaire du même nom, intéressant mais beaucoup moins complet.)

D’abord il faut reconnaître à l’entrepreneur Jeff Bezos le sens de l’innovation et sa complète dévotion à ce qui constitue, au fond, le pilier du succès dans la sphère commerciale: rendre le client heureux. Cela semble simple à comprendre, mais Bezos a fait de cette axiome une obsession qui l’a finalement transformé en homme le plus riche du monde.

Rendre la tâche facile au client qui se présente devant son écran. Faire en sorte de minimiser le nombre de clics entre son magasinage et son achat, allant jusqu’au clic unique, une fois qu’on lui a fait cracher ses informations de paiement pour storage et utilisation illimitée.

Faire en sorte que le prix offert soit le plus bas sur le marché. Et inventer pour y arriver des algorithmes qui comparent en continu les prix, et les soldes, de tous les concurrents, notamment dans l’environnement immédiat du client. Une tâche computationnelle gigantesque, mais qui fait en sorte qu’un prix sera différent selon le lieu d’achat et le moment de la journée.

Assurer le client d’une livraison la plus rapide possible et ne jamais faire de chichi s’il est mécontent de son produit, veut le retourner ou le faire rembourser. Même s’il a tort, il a raison.

Je ne savais pas que Bezos et Amazon avaient inventé le système des notations étoilées données par les clients aux produits, et souvent accompagnées de commentaires. Repris depuis par tout ce qui bouge en ligne, ces notations sont devenues essentielles pour orienter les choix. D’où l’organisation de toutes sortes de trafic pour en générer des plus positives, et tout une surveillance pour traquer ces fraudeurs.

Il y a donc de quoi applaudir dans ce qui constitue la nouvelle frontière de la qualité du rapport client-commerçant. Mais, évidemment, le côté obscur prend également toute sa place.

Comme les autres Gafam, Amazon use de ses fiscalistes pour transporter ses profits là ou ils seront les moins taxés. L’étau, surtout européen mais bientôt on l’espère de l’OCDE, se resserre peu à peu sur ces pratiques.

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Amazon paie cher ses cadres de Seattle, ce qui pousse les prix à la hausse dans la ville, et comprime les salaires de ses manutentionnaires dans ses entrepôts, ce qui pousse au surmenage. Berthelot décrit les deux mondes.

Surtout, Amazon happe un grand nombre de commerçants dans son orbite. Il vend ses propres produits, mais chacun peut se qualifier comme vendeur sur sa « place du marché » et vendre sa camelote sur le grand site. Le problème ? Chacun est ainsi à la merci d’algorithmes obscurs qui mettent — ou ne mettent pas — en valeur le produit sur le site. Pire: lorsqu’un produit indépendant a de bonnes ventes, il arrive qu’Amazon offre son propre produit identique ou similaire, mieux placé dans les offres sur les pages, et pousse ainsi le petit commerçant hors-jeu.

C’est en particulier cette pratique pour laquelle existe un terme « abus de position dominante » qui choque.

Dans son programme électoral, la candidate démocrate Elizabeth Warren propose qu’une seule entreprise ne puisse à la fois détenir une « place de marché » virtuelle et y vendre ses propres produits. C’est logique.

Comme Google et Facebook, Amazon a profité ces dernières années du laxisme dans l’application des lois anti-concentration pour acheter des concurrents — et parfois les forcer à vendre. Une pratique qui réduit la concurrence, inhibe l’innovation, nuit au consommateur.

Comme plusieurs autres, Warren forcerait des défusions et rendraient beaucoup plus strictes les règles de fusions et d’acquisitions.

Bref, on ne peut comprendre les grands enjeux du commerce actuel sans s’immerger dans la logique Amazonienne.

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