En berne, la souveraineté canadienne

Je ne vous blâme pas d’avoir perdu le fil de notre guerre commerciale avec nos voisins du Sud. Je vous résume les propos récents de notre premier ministre : on a gagné. Il a ajouté : on va gagner. Je simplifie, mais à peine.

Car oui, nous a-t-il appris, lorsqu’on se compare, on se célèbre. Nous sommes le pays, au monde, qui subit en ce moment le plus petit taux moyen de tarifs américains. D’autres, comme le Royaume-Uni, peuvent bien afficher des bouts de papier que Donald Trump a marqué de son énorme signature, ils s’en sortent quand même moins bien que nous. Pour tout dire, c’est presque comme si on avait les avantages d’être le 51e État américain, sans les inconvénients.

Notre potion magique est l’entente de libre échange renégociée pendant le premier mandat Trump par le désormais disparu (mais non défunt) Justin Trudeau. Trump a annoncé le 2 avril dernier qu’il allait exempter de tout tarif les produits couverts par l’accord. Cela concernait environ 90% de nos exportations et, puisque nos producteurs se sont empressés de remplir la paperasse leur permettant d’y souscrire, a bondi depuis vers les 95%. Reste évidemment les tarifs spécifiques sur l’acier, l’aluminium, les voitures produites ici (mais pas leurs composants américains) et, comme tous les cinq ans, le bois d’œuvre.

Attendez. Le 2 avril ? Donc on a gagné la guerre il y a cinq mois ? Pourquoi ne nous en a-t-on pas informés alors ? Pourquoi, dans l’intervalle, avons-nous multiplié les « rencontres constructives » qui ne débouchaient jamais sur rien ? Annoncé une augmentation gargantuesque et accélérée de nos dépenses militaires, pour plaire à l’autoritaire-en-chef de Washington ? Ravalé notre exceptionnalisme culturel, en abolissant en catastrophe notre taxe timide sur les Gafam — qui ont vampirisé le marché de la publicité et mis en péril nos médias –, dans l’espoir de nouveaux gains qui ne sont jamais venus ?

Si Marc Carney, en plus de tous ses talents, pouvait remonter le temps, agirait-il différemment ? Il s’est, soyons sérieux, rendu récemment à l’évidence qu’il ne pourrait rien empocher d’autre que ce qu’il a obtenu en avril. Tous les gestes posés depuis l’ont-ils été en pure perte ? Ou peut- on penser que, sans eux, l’ogre nous aurait mangé ? Lorsqu’on tente de valser avec un ours ivre, on ne sait jamais vraiment, d’un instant à l’autre, ce qui va nous arriver.

C’est donc désormais intégré, l’accord de libre-échange tient, malgré la propension de Trump d’ignorer tout ce que son pays, lui compris, a  signé jusqu’à maintenant. Tout ce qui est rare est précieux, et le gouvernement Carney s’est rendu compte que, pour plaider la valeur du traité, mieux valait le respecter, nous aussi. Il s’est donc tardivement éveillé au fait qu’une partie de nos contre-tarifs sur les produits américains enfreignait l’esprit et la lettre de l’accord et les a fait disparaître ce premier septembre. Pouf ! Tant mieux, ils avaient un effet inflationniste sur notre panier d’épicerie.

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Que faire maintenant ? Puisque aucun accord global n’a pu être conclu avant l’ultime date limite fixée le premier août, chacun se tourne vers le renouvellement prévu, l’an prochain, de l’accord de libre-échange. Certains, comme François Legault et Doug Ford, piaffent d’impatience d’accélérer aa renégociation et, si possible, de l’étendre aux secteurs non couverts et, pour l’instant, pénalisés. Ne voient-ils pas qu’il faut faire l’exact contraire ? Qu’il faut désormais éviter d’ouvrir quelque négociation que ce soit ? Qu’il faut se faire oublier, retarder le plus possible ce renouvellement pour que l’entente actuelle continue de s’appliquer, et prier pour que, peut-être, dans un moment d’infinie bonté, Dieu tout puissant rappelle Donald Trump à lui ? Souhaiter se jeter rapidement dans la gueule du loup (je veux dire, de l’ours) n’est-il pas équivalent à ce qu’une douzaine de poulets tapent sur la porte de la cuisine du Saint-Hubert, exigeant qu’on les laisse entrer ?

Ne rien faire et quoi d’autre ? Rester, comme le chantait Pierre Flynn, « calme et souverains, comme des Américains » ? Mark Carney a posé un grave geste de non-souveraineté en annulant la taxe Gafam. Il a posé au contraire un geste de souveraineté en annonçant qu’il reconnaîtrait l’existence d’un non-existant État Palestinien. On sent l’hésitation, le tâtonnement.

Un autre cas troublant est apparu. Le 20 août, Washington a imposé des sanctions contre Kimberly Prost, une juriste canadienne qui siège à la Cour pénale internationale. Elle est interdite de séjour aux États-Unis, ses avoirs, si elle en a, y sont gelés et elle ne peut plus y faire de transaction financière. Pourquoi ? Dans ses fonctions, elle a autorisé en 2020 une enquête sur les crimes de guerre présumés en Afghanistan, y compris de la part d’Américains. Les États-Unis n’ont jamais adhéré au traité créant la Cour, et a récemment pris des sanctions contre ses juges qui ont inculpé Benjamin Netanyahou (et le chef du Hamas) pour crimes de guerre. La création de cette Cour, décidée en 1998, ouverte en 2002 après avoir obtenu l’adhésion de 60 États, est un des derniers hauts faits de politique internationale du Canada. Spécifiquement, du gouvernement libéral de Jean Chrétien.

Comment l’équipe Carney a-t-elle réagi à ces sanctions ? La nouvelle ministre des Affaires mondiales, Anita Anand, affirme avoir soulevé la question lors don récent entretien avec le secrétaire d’État Marco Rubio. Mais le communiqué de la rencontre n’en souffle mot. Sinon, aucune déclaration, aucun communiqué, aucune protestation n’est sorti d’Ottawa.

L’architecte de la création de la cour, l’ancien ministre libéral Lloyd Axworthy, en est souverainement atterré. « Ce moment, a-t-il écrit sur sa page substack, marque une érosion dangereuse de la réputation du Canada sur la scène internationale. En choisissant le silence plutôt que la solidarité, nous ne faisons pas qu’éviter le conflit : nous abandonnons en silence les valeurs mêmes qui nous ont conféré notre autorité morale et notre influence depuis des générations. Le monde nous observe, mais n’entend rien. Ce silence est éloquent. »

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Identité canadienne, après l’éclipse

Les écrivains du Canada anglais, surtout depuis la Seconde Guerre mondiale, se sont donné le mandat de définir l’évanescente identité canadienne. Comment nommer l’essence de ce pays neuf, qui a mis 100 ans à se donner un drapeau, un hymne national et un passeport tant son existence semblait engoncée dans la grandeur de l’empire ? Les universitaires s’y sont mis ; Pierre Elliott Trudeau a donné un élan nouveau à l’affaire avec une constitution et une charte.

Il était question de droits, de survivance et de grands espaces. De deux peuples fondateurs. Non, pas deux. Trois, car il y en avait avant. Enfin, pas trois, mais plein d’autres, car ils forment chacun une nation. Non, oubliez ça. En fait, deux, plein d’autres qui étaient là avant nous, et plein d’autres qui sont venus et ne sont pas moins nous que nous. Enfin, c’est une « communauté de communautés », a dit l’un. Pas du tout, a répondu l’autre, car « le tout est plus important que la somme des parties ».

Certes. Mais pouvez-vous être plus précis ? « Nous ne sommes pas des Américains », a répété Trudeau fils le mois dernier à la télé de nos voisins, reprenant un air connu. Les Japonais non plus, remarquez, et cela ne suffit pas à les définir. Il y avait bien l’assurance maladie qui nous distinguait, mais depuis l’Obamacare, la différence s’estompe, sans disparaître. Notre identité ne peut pas tenir à un programme social, si flamboyant soit-il. Et la CBC, la moins écoutée des chaînes canadiennes — car sa programmation est insuffisamment états-unienne —, ne fait pas le poids.

Jean Chrétien fut le premier à jeter l’éponge et à utiliser dans un ou deux discours — probablement pas rédigés de sa main — la notion d’un pays « postnational ». C’est Justin qui a poussé le bouchon le plus loin, dans sa désormais célèbre entrevue au New York Times Magazine en 2015, en annonçant qu’il « n’y a pas d’identité fondamentale, pas de courant dominant au Canada ».

L’éclipse identitaire aura duré presque 10 ans. Car les chefs des deux grands partis canadiens, Pierre Poilievre et Mark Carney, ont chacun à leur façon annoncé le grand retour d’une identité fondamentale, d’un courant dominant.

Poilievre a dégainé le premier, dans son discours de refondation de ses thèmes électoraux, le 15 février, sous le slogan « Canada d’abord ». Il fut question de pipelines et de baisses d’impôt, mais pas seulement. Il a annoncé la fin de « la guerre contre notre histoire », en particulier la guerre contre le fondateur du pays, John A. Macdonald, qui a eu le grand mérite d’être conservateur. Son successeur, s’il est élu, veut « renforcer les sanctions contre ceux qui détruisent ou dégradent nos symboles ». Il annonce aussi le retour des héros et des symboles canadiens sur les pages de notre passeport, évincés comme on le sait par l’équipe postnationale de Justin.

Il peste, avec raison, contre l’introduction par le désormais ancien régime de cérémonies d’assermentation à la citoyenneté à distance. Non seulement il rétablira l’obligation de se présenter en personne, mais il ajoutera un passage au serment. Le voici : « Je témoigne ma gratitude à ceux qui ont travaillé, se sont sacrifiés et ont donné leur vie pour défendre la liberté dont je me réjouis aujourd’hui et pour bâtir le pays que j’appelle maintenant mon chez-moi. Comme eux, je m’engage à remplir mes devoirs de citoyen canadien. »

Pour mémoire, car c’est difficile d’y croire, le serment actuel est : « Je jure que je serai fidèle et porterai sincère allégeance à Sa Majesté le roi Charles III, roi du Canada, à ses héritiers et successeurs ; que j’observerai fidèlement les lois du Canada, y compris la Constitution, qui reconnaît et confirme les droits ancestraux ou issus de traités des Premières Nations, des Inuits et des Métis, et que je remplirai loyalement mes obligations de citoyen canadien. »

Avouez que cette simple lecture fait douter de l’existence d’une identité canadienne, autre qu’indigène et royale.

Mark Carney n’a pas voulu être en reste. Dès son premier jour, il a créé un ministère de l’Identité canadienne. Pour un pays qui n’en avait officiellement aucune la veille, la chose est immense. Parmi ses premiers mots prononcés, notre nouveau chef de gouvernement a affirmé que « notre identité bilingue et la langue française enrichissent notre culture », car le Canada est « un pays construit sur le roc de trois peuples : indigène, français et britannique ». Le mot « multiculturalisme » ne fut pas prononcé. C’est à peine si fut mentionnée, au passage, la diversité. On sent donc une réelle volonté de se recentrer sur les fondamentaux. D’autant que Carney a de suite pris l’avion vers les trois pôles identitaires désignés : Paris, Londres et Iqaluit.

Mais à part nous annoncer que nous avons désormais une « identité bilingue », en quoi consiste celle-ci ? Il a choisi un Québécois, Steven Guilbeault, pour chapeauter le nouveau ministère, qui n’a pas dans son intitulé la responsabilité des langues officielles, mais qui y gagne au change, car il obtient la gestion des parcs du Canada. Le lien avec l’identité vous échappe ? Pas au premier ministre, qui explique que « la question de l’identité canadienne est beaucoup plus large que seulement les langues officielles. C’est beaucoup plus que notre héritage. Nous construisons l’identité canadienne, et c’est vraiment la clé ». Oui, car, dit-il, elle « inclut la nature ». Le ministre Guilbeault est chargé de « mettre ensemble toutes les responsabilités qui concernent la nature, les océans, la biodiversité, et de s’assurer que toutes ces choses sont protégées et promues ».

Résumons. Notre identité est bilingue, assise sur un roc, alliage de riches veines françaises, britanniques et indigènes, mais inclut la nature, les océans et la biodiversité. Cela fait un peu bouillabaisse, convenons-en. Mais on campe résolument dans l’anti-postmoderne, ce qui est archinouveau, non ? Reste à insérer le tout dans le serment.

On sent que Steven Guilbeault va bientôt s’ennuyer d’un dossier bien plus simple : rendre vert un pays producteur de pétrole.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

Le début du calvaire de Mark Carney

Conservez cette chronique, vous pourrez la retenir contre moi. Je vais me hasarder à énoncer une prédiction péremptoire : ça va mal se passer pour Mark Carney. Mal, et longtemps.

Qu’il savoure sa victoire dimanche. Qu’il s’imprègne des applaudissements, se réjouisse du ralliement de ses adversaires, savoure l’ivresse du pouvoir lors de la formation de son éphémère gouvernement, goûte chaque moment de sa visite chez la gouverneure générale, puis qu’il se délecte du vent d’enthousiasme issu du lancement national de sa campagne électorale. Parce qu’après, à mon humble avis, s’ouvre pour lui un marais dont, probablement, il ne sortira que par la porte de la retraite politique.

Mais ne l’ai-je point vu s’envoler, depuis un mois, dans le firmament des sondages, comme une fusée de SpaceX ? J’ai vu, j’ai vu. Comme j’avais vu Jean Charest, début 1998, devenir invincible face à mon patron Lucien Bouchard, avant de devenir, à l’élection quelques mois plus tard, « vincible ». L’attrait de la nouveauté est une chose, surtout si l’objet mis en vitrine répond, extérieurement, à un besoin profond. Mais une fois l’objet entre nos mains, qu’arrive-t-il s’il n’est pas à la hauteur des attentes ? Je n’avais trouvé face à Charest qu’une pirouette. C’est comme le nouveau Coke, avais-je fait dire à mon patron. La plus grande campagne de publicité de l’histoire. Mais quand les gens y ont goûté, ils n’en ont pas voulu. (Oui, ils finiraient, en 2003, à vouloir de Jean Charest, mais cela ne sert pas mon propos.)

Pourquoi Carney est-il devenu la vedette du mois de février ? Je vois trois raisons. Il n’est pas Justin Trudeau. Il n’est pas Donald Trump. Il n’est pas Pierre Poilievre. Et une partie de l’électorat libéral et centriste pour qui ces trois personnes sont des repoussoirs, mais qui acceptaient, faute de mieux, de se replier sur le conservateur, a sauté sur l’occasion de se libérer de son emprise et de venir goûter au fruit du changement. Mais ces jours derniers, les enquêtes d’opinion n’arrivent pas à nous indiquer si cette phase d’engouement est derrière nous. Soit Mark Carney continue de grimper et dépasse les conservateurs (Ekos), soit il a atteint un plateau, trop bas pour battre les conservateurs (Angus Reid), soit il a déjà entamé son repli (Léger).

C’est, entre autres, parce qu’il a ouvert la bouche. Tant qu’il ne disait presque rien, on pouvait voir en lui l’adulte dans la pièce, calme, posé et apparemment compétent, son CV étant son principal et impressionnant argument. Mais ouvrant la bouche en français, il a exposé les limites de sa compétence linguistique. Ouvrant la bouche en anglais, il a exposé les limites de sa compétence tout court.

Il m’a perdu à « baisse d’impôt », « augmentation rapide des dépenses en défense » et « équilibrer le budget d’opération ». Je n’ai été gouverneur d’aucune banque centrale, pourtant, je sais que ces trois propositions sont antinomiques. Puis, il s’est mis à vouloir trafiquer les faits. Le déménagement à New York d’une filiale de sa compagnie d’investissement ? La bonne réponse était : absolument ! Cette transaction ne concernait qu’un tout petit nombre d’emplois et vise à enrichir des investisseurs canadiens. Les conservateurs veulent-ils interdire aux compagnies canadiennes d’avoir des filiales à l’étranger ? Il a choisi la mauvaise réponse, fausse : je n’y suis pour rien. Puis, il a voulu se donner le crédit de l’assainissement des finances publiques sous Paul Martin. Faux, il est arrivé comme haut fonctionnaire aux Finances une fois l’équilibre atteint (surtout sur le dos des provinces, soit dit en passant). Puis, se donner le crédit, comme gouverneur de la Banque du Canada, de la sortie de la crise de 2008, alors que c’est le ministre des Finances Jim Flaherty qui a fait l’essentiel du travail (contraint et forcé, il faut le dire, par la fronde d’une opposition majoritaire menaçant de renverser le gouvernement s’il n’investissait pas massivement pour contrer les effets de la crise).

Bref, le premier bulletin mensuel de l’élève Carney se solde par : pas fameux ! Que pense-t-il de la taxe carbone, dont il fut pendant des années le plus grand partisan ? Finalement, cela ne couvre que 10 % de la cible de réduction des gaz à effet de serre, donc on peut s’en passer. On respire (du CO2) ! Mais il a une meilleure idée : taxer davantage le carbone des industries primaires. Mesure évidemment à la fois salvatrice, pour la planète, et inflationniste, pour les consommateurs, et qui aurait du sens si notre principal concurrent, l’américain, faisait de même. Mais les nouvelles venues du Sud ne semblent pas attester de cette simultanéité dans l’effort climatique. Je ne dis pas que ce dossier est simple. Il est peut-être, du moins pour l’heure, insoluble. Dans le contexte, Carney ne fait que tendre l’autre joue aux slogans Axe the Tax de l’adversaire.

Pour l’avoir vu lors des deux débats de la course à la direction de son parti, j’ai tiré, comme tous ceux qui ont peiné comme moi devant leurs écrans, la conclusion que cet homme n’est pas prêt pour la lutte politique grand prix que constitue une campagne électorale fédérale. Le problème qu’il pose à Poilievre et à Yves-François Blanchet est celui-ci : comment pourront-ils démontrer aux électeurs, pendant le débat, que Carney n’a pas l’étoffe d’un premier ministre, mais sans lui faire mal au point de le transformer en victime ? Blanchet a la maîtrise de soi qui lui permettra de s’en tirer, mais je ne puis en dire autant de Poilievre.

Ceux qui ont allumé leurs boîtes à images depuis dix jours ont dû voir et revoir les publicités extrêmement négatives, anti-Carney et anti-Poilievre, qui veulent nous les faire passer pour des suppôts de Donald Trump. Le problème est que, malgré l’afflux des millions engrangés dans la caisse de Carney depuis son arrivée, la caisse conservatrice est nettement mieux garnie. Je fais le pari qu’au terme de la campagne, Poilievre s’imposera comme le bagarreur intransigeant dont le Canada a besoin contre Trump (un peu comme Doug Ford est en train de devenir le champion de la résistance) et que Carney sera vu exactement comme son amie Chrystia Freeland l’a présenté au début de sa campagne au leadership : un excellent haut fonctionnaire.

Lorsque les conservateurs de Stephen Harper eurent fini de laver le plancher avec sa réputation et de l’expulser du monde politique canadien, le prédécesseur de Carney à la direction du Parti libéral du Canada Michael Ignatieff a pondu un remarquable petit livre, Fire and Ashes: Success and Failure in Politics (2013, Harvard University Press).

Je lui donne la parole : « Rien de ce que nous avons dit, peu importe à quel point nous y croyions avec ferveur, n’a changé les choses. Je repense maintenant à ces foules immenses, à ces grandes soirées, et je vois que nous ne parlions qu’à nous-mêmes. Notre fête est devenue une chambre d’écho : tout ce que nous entendions, c’était le son de nos propres voix. Nous avons pensé que nous avions besoin d’une politique et d’une plateforme. Nous pensions que nous avions besoin d’organisation et de candidats. » Il a dû se rendre à l’évidence : « Je pensais que j’étais dans une élection. Nous étions dans une émission de télé-réalité. » En fait, dans des univers parallèles. « Nous étions dans l’un, nos adversaires étaient dans un autre, et les électeurs étaient dans un autre encore. Le gagnant était celui qui l’avait compris le premier, qui avait pénétré dans le monde des électeurs et avait gagné quatre-vingt-dix secondes de leur attention. C’était tout le temps que chacun d’entre nous allait avoir. »

Qui peut penser que, dans cette arène impitoyable, Mark Carney sera déclaré vainqueur ? Pas moi. Donnez-moi tort.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)