Comme chaque samedi, quelques mots sur des lectures récentes. Cette semaine, deux intellos se penchent sur notre triste cas.
Sous le chapeau d’un dandy qui s’assume
D’abord, c’est qui lui, Carl Bergeron ? Pourquoi devrait-on se taper son « journal » ? D’ordinaire, un auteur qui a établi une œuvre, donc livré au lecteur une somme suffisante de sagesse et de folie, peut ensuite l’inviter à le suivre dans ses divagations quotidiennes.
Bergeron, lui, n’a livré en ouvrage que son excellent Arcand: un cynique chez les lyriques (2012) et pourtant il juge opportun de nous faire entrer dans sa tête, sa famille, ses dragues, ses visites chez le médecin, ses parcs. Avec assez de talent pour faire écrire à Christian Rioux qu’il a pondu là « le livre d’une génération ».
Je n’irai pas jusque là (et ne suis pas de la génération qui cherche son livre) mais je dois avouer que Bergeron signe un ouvrage remarquable. L’écriture de Voir le monde avec un chapeau est parfaitement maîtrisée et il nous offre à toutes les trois pages des perles descriptives qui réclament leur relecture. (Juste à vous en parler, vous voyez, je me force à bien écrire.) Bergeron est un intellectuel, un dandy autoproclamé, assumé, qui construit son propre personnage dans les quartiers centraux du Montréal contemporain. Un être supérieurement conscient de travailler sur la construction de sa supériorité.
« Si j’étais français, j’écrirais sur le snobisme; américain, j’écrirais sur la cupidité; mais comme je suis québécois, j’écris sur la honte. » La honte, déjà diagnostiquée comme centrale à la psyché québécoise par Gaston Miron ou Jean Larose et que Bergeron estime être le lot de « 80 à 85% » de ses compatriotes: des médiocres qui n’ont pas su s’extraire de leur condition, pas su transcender « le noyau dur et cristallin d’amertume, de haine de soi et de honte qui fonde historiquement notre peuple. »
C’est une thèse. Elle a du vrai mais la charge me semble démesurée et ne fait de place ni à l’espoir ni à la force du changement. Reste que Bergeron ne manque ni de prétention, ni de panache, ni d’intelligence, ni de talent d’observateur du réel. Ah, il est indépendantiste, je suis content de le souligner. (Et j’apprends avoir aiguillonné l’auteur dans le bon sens de l’histoire en 1995. J’en suis ravi.)
Livre d’une génération ? Beaucoup trop tôt pour le dire. Mais pour le printemps 2016, ses pages offrent un parcours complètement original, brillant et souvent ludique.
Maintenant si Bergeron pouvait travailler sur son œuvre…
Deneault: des universités qui abêtissent ?
Je tiens à prendre un millimètre de crédit pour la contribution indéniable d’Alain Deneault à la vie intellectuelle québécoise. En effet, il fut de la première cohorte de boursiers post-doctorants du CÉRIUM, que j’ai eu le plaisir de cofonder. J’espère avoir ainsi contribué à l’enraciner en terre québécoise.
La croisade de Deneault contre l’évasion et l’évitement fiscal est salutaire (et nourrit nos travaux, tant au Bloc québécois qu’au Parti québécois).
Sa dénonciation des pratiques inexcusables des compagnies minières canadiennes au Sud, dans Noir Canada, lui a valu un harcèlement judiciaire épuisant, raconté dans le documentaire Le prix des mots, (qu’on peut louer pour 3$ sur le site de l’ONF).
Dans La Médiocratie, il déploie sa vive intelligence, nourrie par des lectures impressionnantes, pour faire le procès de, comment dire, ben… de tout le monde, quoi ! Nous sommes tous médiocres, c’est un peu ce qu’il veut nous dire. À plusieurs moments, sa prose m’a rappelé la boutade de feu mon beau-père qui, après qu’on ait cassé du sucre sur plusieurs de nos prochains, nous ramenait ironiquement sur terre en lançant: « Finalement, à part nous, y’a pas grand monde de bien! »
Deneault est en terrain solide, en début de livre, lorsqu’il démonte la machine à homogénéiser la pensée qu’est devenue pour beaucoup l’institution universitaire. J’ai écrit « pour beaucoup », mais Deneault est plus raide et, à le lire, on devrait conclure qu’aucune idée neuve digne de mention n’est sortie de nos universités depuis 30 ans et qu’à tout prendre, ce serait libérer la pensée que de les fermer, toutes, séance tenante. Un gros tantinet intolérant, Deneault multiplie les piques à ceux qui ne sont pas de son école idéologique — des baffes données à Luc Godbout et à Michel Venne m’ont semblées particulièrement mal venues.
Il s’en prend ensuite aux économistes, et, là, on s’amuse beaucoup avec lui. Lorsqu’il arrive à la culture, il perd complètement pied et on ne voit plus le lien avec sa thèse générale de la montée des médiocres. On apprend pourquoi en fin de livre lorsqu’on découvre qu’il s’agit d’une collection d’articles. Comme quoi certains articles carrés entrent mal dans les paradigmes ronds.
Mais il n’ennuie jamais. À le lire, on se sent déjà un peu moins médiocre. C’est un exploit.
À votre tour !
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