Partir avant la fin

Cela vous arrive souvent, lors d’un mariage, de quitter la cérémonie aux trois quarts ? Ou pendant un film au cinéma ? Une pièce de théâtre ? Plus précisément, au moment de partir, d’applaudir pour signifier que ça suffit pour vous, que vous en avez assez vu, qu’il ne vaut vraiment pas la peine de connaître la fin ?

C’est ce que font depuis vendredi des centaines de milliers de Canadiens qui se rendent voter par anticipation.

Il reste encore 10 jours avant la fin de la grande conversation nationale en cours pour déterminer qui guidera le navire de l’État dans la piscine à vagues actionnée depuis le Bureau ovale. D’ici là, il pourrait y avoir deux scandales, une démission, quatre révélations chocs, mais les « anticipateurs » s’en balancent, car, voyez-vous, ils veulent éviter la cohue, ont prévu pour la journée du vote une excursion, une visite chez grand-maman, ou ils ont un gros contrat à boucler avant la fin de la journée.

Dans les temps anciens, avant 1993, les seules personnes qui osaient partir avant la fin affirmaient avoir une bonne raison. Il fallait être travailleur électoral ou démontrer qu’on serait absent le jour du vote. Mais depuis, l’accès a été élargi à tout citoyen qui juge plus pratique de ne pas savoir ce qui se passerait pendant le dernier acte de la campagne. De 10 % en 2004, la proportion a grimpé à 14 % en 2011, puis à 21 % en 2015, à 27 % en 2019, puis, COVID aidant, à 33 % en 2021.

Lorsque deux personnes quittaient votre cérémonie du mariage avant la fin, cela pouvait encore aller. Mais si le tiers de vos invités partent avant que vous ayez embrassé la mariée, avouez que cela jette un froid sur le sérieux de leur participation.

Je tiens à cette métaphore, car, comme le mariage, l’exercice démocratique est un geste fort. On choisit un gouvernement, pour le meilleur et pour le pire, pour quatre ans. C’est un rite. Il ponctue la vie démocratique, a un début, un milieu et une fin. Le jour du vote est le moment solennel où le pouvoir est délégué depuis les puissants aux citoyens, qui ont le dernier mot.

Tout ce qui désacralise ce rite, tout ce qui lui enlève son caractère formel et sérieux — exigeant, même — est néfaste. Je m’étais insurgé dans ces pages contre le projet de vote par Internet du Directeur général des élections du Québec. Je me réjouis que l’initiative ait été enterrée dans la fosse commune des fausses bonnes idées.

Il y a pire que le vote par anticipation. Il y a le vote par négation de la totalité du processus. La loi fédérale permet aux citoyens de faire leur choix dès que les candidats sont déclarés. En date de vendredi, Élections Canada me confirme que 526 142 Canadiens avaient voté par bulletin spécial, avant même la tenue des débats. C’est deux fois plus que lors de la dernière élection. Ce sont les évadés de la discussion publique. Ils n’ont pas besoin d’entendre les arguments des uns et des autres, pas besoin d’en discuter avec leurs proches.

Les règles électorales leur envoient le signal : tout ce qui se passera pendant la campagne n’est pas vraiment important. La preuve : on vous dispense légalement d’ouvrir votre esprit au choc des idées. Ceux-là partent au tout début de la cérémonie. Si j’étais vous, je ne les réinviterais pas.

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Preuve que les voyages des parlementaires ne sont pas tous inutiles (je dis bien, pas tous), au printemps 2016, j’étais observateur international pour l’élection présidentielle au Pérou. Il n’y a là-bas aucun vote par anticipation. Les travailleurs d’élections sont les premiers à voter, avant l’ouverture des portes au public. La journée est fériée ; seuls les services d’urgence sont autorisés à fonctionner. Ce qui n’inclut ni les restaurants, ni les bars, ni les épiceries. Tout le monde s’est approvisionné la veille.

Le vote est obligatoire pour les 18 à 70 ans — ce dont je ne suis pas fervent, je vous dirai pourquoi. Contrairement aux pays où ce vote obligatoire n’entraîne pas de sanctions, les Péruviens sont sévères. Chacun a une carte qui lui permet de voter et qui donne accès aux services gouvernementaux et bancaires. La validité de ces cartes devient caduque le jour du vote. C’est au bureau de scrutin qu’elle est renouvelée.

Celui qui ne vote pas devra se rendre devant un bureaucrate pour la remettre à jour et payer l’amende. Les « non pauvres » paieront 35 $ ; les pauvres, 18 $ ; les très pauvres, 9 $. Pour se soustraire à l’amende, on doit, si on était malade, présenter un certificat médical, et si on était à l’étranger, ses titres de transport.

J’estime qu’une société libre ne doit pas contraindre ses citoyens à participer au vote, car le décrochage électoral est un choix. L’exemple péruvien, qui n’est pas unique, indique cependant qu’une société qui a sa démocratie en grande estime peut multiplier les signaux indiquant aux citoyens que le jour du vote est à nul autre pareil, qu’il est volontairement organisé pour que tout le pays soit sur pause pour permettre à chacun d’y consacrer le temps nécessaire.

Si cela ne tenait que de moi, on organiserait d’office le dernier débat des chefs l’avant-veille du vote, on le diffuserait sur toutes les plateformes et, ce soir-là, tout serait fermé, y compris les cinémas et les bars. Il n’y aurait pas de hockey. Les décrochés de la politique iraient prendre une marche, liraient un bouquin ou feraient l’amour.

Mais tous les citoyens sauraient, depuis l’enfance, qu’il se passe ces jours-là quelque chose d’extrêmement important, qu’il convient de suivre jusqu’au bout, jusqu’à la fin du suspense. On leur dirait qu’il y a des pays où des gens partent avant la fin, ils les jugeraient sévèrement. On leur dirait que c’est leur gouvernement qui les y encourage, ils penseraient qu’ils sont tombés sur la tête. Ils auraient raison.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)