Tapis rouge pour l’assassin

Le 16 octobre 2017 fut le jour le plus noir de l’histoire économique du Québec. Le joyau de l’entrepreneuriat québécois, Bombardier, devait ce jour-là procéder à la plus humiliante des ventes au rabais. Il avait eu l’audace d’inventer le meilleur avion moyen-courrier du monde. Grâce à l’expertise accumulée dans toute la grappe aéronautique québécoise, son avion de la CSeries était le plus écologique, le plus léger et le plus silencieux sur le marché. Une merveille. Mais ce jour d’octobre, Bombardier était contraint de céder le fruit de ses efforts à l’européenne Airbus. Pour un dollar. C’était ça ou la faillite.

Un an plus tôt, et après mille difficultés et retards — le coût de production étant passé de 2,1 à 5,3 milliards $US —, le rêve de Bombardier de s’imposer comme un acteur mondial de l’aviation prenait son envol. L’américaine Delta avait commandé 75 exemplaires de son bijou et pris une option pour 50 autres. Bombardier avait consenti à un rabais conséquent pour lever cette première grosse commande — comme c’est la pratique pour tout nouvel avion. L’important était d’exister. Les premiers avions CSeries à porter l’emblème d’un grand transporteur devaient décoller de Los Angeles, de New York et de Dallas au printemps 2018. Bombardier venait d’entrer dans la cour des grands, se frayant un chemin dans un ciel appartenant jusque-là au duopole Boeing-Airbus, dans le pays même du géant américain.

L’assassin entra en scène. Boeing n’eut aucun mal à convaincre le gouvernement de Donald Trump d’imposer un droit de douane préliminaire de 259 % aux avions de Bombardier pour mettre à mort la vente à Delta. L’heure était grave, avait plaidé son vice-président, Ray Conner, car Boeing planchait sur un avion similaire, le futur Max 7. La concurrence de la CSeries menaçait sa rentabilité. Pire, la volonté de Bombardier de s’emparer de la moitié du marché américain des moyen-courriers, a-t-il averti, « met en doute l’avenir même de l’industrie aéronautique américaine ». Bigre.

Le 259 % était « préliminaire ». C’est une technique d’extorsion courante à Washington. Un lobby réclame un tarif « préliminaire », mais immédiatement applicable, qui casse le compétiteur étranger. Une fois les dégâts constatés, la décision finale indique que, tout bien considéré, le tarif était injustifié. Le procédé a été utilisé à répétition dans le cas du bois d’oeuvre. Et en janvier 2018, les quatre commissaires de l’International Trade Commission américaine estimaient unanimement que le tarif réclamé par Boeing était sans fondement et l’abandonnaient.

Punir l’agresseur

Bombardier aurait-il eu la capacité d’attendre ce résultat avant de se faire hara-kiri ? Sa situation financière était précaire, la patience et les goussets gouvernementaux avaient été amplement sollicités. La vraie réponse est qu’on ne le saura jamais. Avec pour conséquence que c’est le logo d’Airbus, plutôt que celui de Bombardier, qui apparaît sur les désormais 329 avions vendus à Delta, Air France, Air Baltic, Air Canada et autres, et qui sera posé sur les 600 autres commandes enregistrées.

Le point de rentabilité du programme, pense Airbus, sera franchi en 2025. Puis l’appareil conçu à Montréal pourrait devenir, dit Airbus, « un des avions les plus profitables de l’histoire de l’aviation commerciale ». Pour Airbus, évidemment.

Le Max 7 de Boeing, lui, n’est toujours pas certifié et n’entrera en service, au plus tôt, qu’à la mi-2026.

Une chose était cependant certaine. L’agression de Boeing n’allait pas rester sans suite. Le ministre de la Défense nationale du gouvernement Trudeau, Harjit Sajjan, annonçait que Boeing n’était pas « un partenaire fiable » et que ses produits ne seraient plus désormais sur la liste d’achat du ministère. Justin Trudeau fut encore plus clair : « Nous ne transigerons pas avec une compagnie qui s’acharne à mettre au chômage nos travailleurs de l’aérospatiale. »

Imaginez donc le ravissement du gouvernement lorsque, cinq ans plus tard, en 2023, une occasion se présenta de faire un pied de nez à Boeing et de lui préférer Bombardier. La vengeance est un plat qui se mange froid.

L’occasion était belle. Il fallait remplacer les vieillissants avions de surveillance Aurora par 16 nouveaux appareils, un pactole de 8 beaux milliards de dollars du Dominion. Boeing osait poser sa candidature, mais avec un vieux modèle en fin de vie, le Poseidon. Bombardier avait sur les planches une version militarisée de son avion d’affaires Global 6500. Comme la CSeries, l’appareil intégrait les dernières trouvailles technologiques de la grappe québécoise. L’obtention de ce contrat lui permettrait d’entrer sur le marché mondial de ces avions militaires, une douce revanche.

Dans un spectaculaire retournement de situation, Justin Trudeau, son hyperministre François-Philippe Champagne, Jean-Yves Duclos et compagnie décidèrent de passer outre au processus compétitif d’appel d’offres et de céder de gré à gré le juteux contrat à Boeing. L’étude comparative des deux projets a bien dû déceler des vices irréparables dans la version de Bombardier ? Il n’y eut pas de processus comparatif. Les bonzes fédéraux ont même refusé à Bombardier le droit de présenter le projet et de répondre aux questions des spécialistes de la Défense.

Ottawa a déclaré que l’avion de Bombardier ne serait pas prêt à temps, ce que l’avionneur conteste. La seule raison vraisemblable de ce coup de Jarnac est que le nom Bombardier est devenu politiquement toxique dans le reste du Canada. Les ministres fédéraux, y compris francophones, ne peuvent désormais plus, même pour la forme, entendre l’une de ses propositions. Outre-Outaouais, il est devenu plus sûr de récompenser l’agresseur d’hier que de soutenir un des siens.

Les fans de l’assassin

L’association des fans de l’assassin a intégré de nouveaux membres cette semaine : le premier ministre François Legault et son collègue Pierre Fitzgibbon. Tout sourire, ils ont accueilli Boeing dans leur nouvelle zone d’innovation en aérospatiale. Ils étaient pâmés parce que la compagnie américaine verse 240 millions de dollars dans l’aventure, soit précisément 3 % du contrat de 8 milliards que Bombardier aurait, dans un pays normal, obtenu.

En retour, l’avionneur met les pieds dans un environnement technologique exceptionnel dont il pourra cueillir les fruits de l’intérieur avec l’appui financier de Québec et d’Ottawa. Lors de cette annonce surréaliste, le président de Boeing Global, Brendan Nelson, se pinçait, évoquant l’accès à une main-d’oeuvre de grande qualité, à nos universités. Sa décision de venir à Montréal était « une évidence », a-t-il dit, sur le ton du loup recevant une invitation à loger dans la bergerie.

Le p.-d.g. de Bombardier, Éric Martel, qui joue ici le rôle de l’agneau choisi pour le méchoui, ne l’a pas trouvé drôle. « Nous sommes surpris de voir les deux gouvernements si fortement prioriser et applaudir une multinationale étrangère qui bénéficie déjà d’importants contrats de son pays d’origine, en plus d’avoir très récemment mis à risque l’industrie aéronautique au Québec. » Introduire son adversaire principal dans la grappe québécoise rendra le recrutement de la main-d’oeuvre plus difficile et plus coûteux. Et vient de faire exploser le risque que nos innovations — que nous finançons depuis des décennies pour en tirer un avantage comparatif — passent à l’ennemi.

MM. Legault et Champagne n’arrêtaient pas de s’exclamer, répétant que Montréal est maintenant « le seul endroit au monde à accueillir à la fois Airbus et Boeing ». On les croit. Il est difficile de trouver ailleurs et au même endroit une concentration aussi forte de cocus contents.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

2 avis sur « Tapis rouge pour l’assassin »

  1. Merci pour cette chronique riche en informations et précisions qui présente les dernières années de la saga de la Série C-Airbus.

    Je vous signale une analyse que j’ai préparée qui complète d’une certaine manière votre chronique, car elle présente les années précédentes… mêmes acteurs, Bombardier, l’avionnerie, le gouvernement fédéral , le Québec… etc.

    Je l’ai intitulée « Bombardier et la Série C: les coûts du fédéralisme canadien ».

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