Tire-toi une bûche !

Le livre me narguait depuis quelques mois, depuis la pile où je l’avais rangé, avec tous ces autres bouquins que je veux absolument lire. Sa pulsation était un peu plus forte que celles de ses voisins cependant, et plus encore à l’approche de la fête nationale.

Je me disais, pour résister, qu’ils ne s’étaient pas forcés pour le titre : Ta langue !. Il s’agit du premier ouvrage publié par les éditions Le Robert Québec. Était-ce un jeu de mots raté avec « Ta gueule ! » ? On aurait pu choisir « Qu’est-ce qu’elle a ma langue ? ». C’eût été un tantinet plus riche.

N’empêche, le bouquin collectif est dirigé par David Goudreault, ce qui annonce à la fois saveurs et savoirs. (Avez-vous vu son dernier spectacle, En marge du texte ? Un délice. Il faut y emmener ses ados pour nourrir leur goût du verbe, du nom et des adjectifs.) Quand j’ai finalement flanché, je n’ai pas été déçu.

Il y a Michel Tremblay, qui réfléchit sur le bon usage du blasphème en littérature. Sacrer, nous apprend-il, « a été inventé par les hommes qui, sous le joug des femmes et des curés souvent plus éduqués qu’eux, ont trouvé une façon de se réapproprier leur territoire en choquant à la fois les curés et les femmes ». Quand il sacrait, l’homme « reprenait sa place de chef, de meneur, grâce à l’horreur qu’il déclenchait ».

Édith Butler nous offre un récit du trésor que constitue le parler acadien, un français riche et rural, étranger aux règles et qui s’écrivait, comme le disait Montaigne, « sur le papier tel qu’en bouche ». Coupés de la métropole, les Acadiens devinrent les gardiens, écrit Butler, « de la joyeuseté de Rabelais, de son humeur de joueur de tours et d’exagérateur invétéré. Pas menteur, mais rallongeant volontiers la vérité par les deux bouts ». Sans influence extérieure pour faire évoluer leur langue, les Acadiens s’en chargèrent eux-mêmes. Un jour, le verbe être lui-même disparut presque au profit du verbe avoir chez ceux-là mêmes, note Butler, « qui pourtant ne possédaient rien. Alors, j’avions parti, j’avions été, j’avions chanté ».

L’Innue Maya Cousineau Mollen illustre la complexité de son identité avec le récit de la mésaventure vécue lorsqu’elle oublia son passeport canadien dans l’avion à son arrivée à Dorval. Anxieuse et privée de la preuve d’une identité imposée à son peuple, « je décidai de m’asseoir sur le sol du no man’s land, situation loufoque pour une Innue en territoire non cédé. » Ravie qu’on ait retrouvé la précieuse brochure portant les emblèmes du Dominion, elle se dirigea vers une jeune agente des douanes. Celle-ci lui demanda sa provenance, vérifia le lieu de naissance sur le passeport et la laissa passer. « Soudain, juste avant de traverser les portes, relate Cousineau Mollen, j’entendis sa belle voix de contralto chanter les paroles de Jack Monoloy ! »

Goudreault ouvre le recueil en voulant nous convaincre que « les jeunes sont plus allumés que leurs téléphones ». On ne demande qu’à le croire. Mais puisqu’il a demandé à Frédéric Lacroix de nous brosser le glauque tableau du déclin du français, le romancier nous tricote quelques phrases sur le thème : « Il n’y a pas de honte à être. En revanche, à se laisser mourir, il devrait y en avoir. Avoir la patte dans le piège est une chose, lécher le piège en branlant de la queue en est une autre. »

Le recueil regorge de citations choisies. On doit au conteur français Michel Hindenoch cette perle : « Conter, c’est écouter à haute voix un rêve ancien, plus grand que soi. » Mélanie Béliveau, poète et médecin, racontant avoir aidé une jeune patiente à sortir de sa coquille grâce à l’écriture, nous dévoile une règle de vie et de soins : « Tsé, les émotions, c’est comme une gastro ; faut que ça sorte. » Dans un très rare texte d’opinion, Stéphan Bureau nous avise que « nous disposons d’un outil formidablement puissant, le français, arc-boutant des Lumières, pour refuser l’uniformisation bienveillante de l’humanité ». Puis, il sollicite Léo Ferré : « L’embrigadement est un signe des temps, de notre temps. Les hommes qui pensent en rond ont les idées courbes. »

Le français est une cause, pas un enfermement. L’écrivain Tomson Highway note joliment que « parler une seule langue, c’est comme vivre dans une maison avec une seule fenêtre ». Puis, il y a cette citation de Pierre Bourgault : « Le goéland a la terre, l’air et l’eau. Et pourtant, il adore les frites. » C’est amusant, mais comme nous le disions naguère : « Rapport ? »

J’en passe, mais le texte de la psychologue et essayiste Rachida Azdouz est un bijou. Ayant grandi en Tunisie, elle se dit transplantée chez nous, plutôt que déracinée. « J’ai changé de pot, pas de peau, poursuivant ma quête et ma croissance ailleurs, sans rupture, sans amputation ni arrachage. » Elle nous dévoile son expression québécoise favorite : « Tire-toi une bûche. »

Elle résume, selon Azdouz, la conception québécoise du vivre-ensemble « dans toute sa bonhomie et toute sa spontanéité », dans sa complexité aussi. L’expression « ne promet pas la lune, écrit l’essayiste, mais elle tient sa promesse. Elle vous avertit qu’en choisissant de vivre au Québec, vous répondez à l’invitation qui vous est lancée de vous saisir d’un objet pouvant tenir lieu de chaise et de vous joindre à la mêlée pour faire communauté. On ne vous offre pas un fauteuil, un trône, une chaise ou une bergère, mais une bûche ». Ceux qui vous lancent cet appel « vous avertissent en quelque sorte qu’il n’est pas nécessaire d’attendre qu’une place vous soit assignée. C’est une invitation sans cérémonie ; il n’y a pas de plan de table ».

Oh, mais, cela ne signifie pas que rien de grave ne se passe, continue-t-elle. Tire-toi une bûche « peut vouloir dire tirons ça au clair, asseyons-nous en cercle, écoutons et parlons. Nous avons des malentendus à clarifier, des expressions codées à déchiffrer, des maladresses à ne pas ériger en affronts impardonnables, des blessures infligées les unes aux autres à soigner, des arbres à planter, des légitimités à reconnaître, des règles du vivre-ensemble à renégocier, une éthique du débat à retrouver, un désir de l’autre à raviver ».

Tire-toi une bûche ! Quand on y pense, ç’aurait fait, pour ce livre, un bon titre, non ?

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *