Torpille intersectionnelle

Comment faut-il s’y prendre pour transformer une cause immensément consensuelle, comme la volonté de progrès vers l’égalité des femmes, en foire d’empoigne ? Il suffit d’insister pour y insérer un concept nouveau, apparemment anodin, et exiger que tous y adhèrent, sous peine d’être suspects de n’être pas de vrais féministes, à quelques jours de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars.

Le mot du mois est « intersectionnalité », depuis que la députée solidaire Ruba Ghazal a tenté, sans succès, d’en faire reconnaître l’existence par l’Assemblée nationale. Les caquistes, qui ont refusé de consentir à la motion, sont-ils réfractaires aux mots de plus de quatre syllabes ? À première vue, on ne voit pas où est le problème, car il s’agit de reconnaître que, souvent, un malheur ne vient pas seul. On peut être triplement marginalisée parce que femme, noire et handicapée (sauf pour obtenir une chaire de recherche du Canada, car si vous présentez ces caractéristiques et détenez les diplômes requis, les universités se battront pour vous embaucher). Songez aussi aux perspectives d’emploi d’un unilingue francophone gai affichant son macaron de Greenpeace dans l’industrie du pétrole en Alberta ou encore à l’environnement hostile dans lequel devrait vivre un salarié de la CBC de Toronto blanc, conservateur, pro-vie et pro-armes à feu. Ce serait le septième cercle de l’enfer intersectionnel, si le concept ne s’appliquait pas qu’aux minorités protégées par la Charte, ce qui exclut par définition les hommes blancs.

Autre exemple, pris celui-ci pas du tout au hasard : une femme, d’origine arabe, voilée, employée de l’État québécois en situation d’autorité. Voilà qu’on s’approche d’un beau cas concret où on découvre que l’intersectionnalité n’est pas qu’un terme descriptif, un outil pourrait-on dire, mais un argument juridique détonnant.

Il fait partie de l’arsenal des opposants à la loi québécoise sur la laïcité. La Fédération des femmes du Québec (FFQ) l’utilise dans son mémoire à la Cour d’appel, notamment dans cet extrait : « L’approche intersectionnelle doit ainsi guider l’analyse que la Cour entreprend sur la portée de l’article 28 », lit-on. C’est l’article de la Charte canadienne des droits qui favorise une interprétation des droits identique aux hommes et aux femmes. C’est fameux, car la disposition de dérogation utilisée par la loi sur la laïcité pour se soustraire à la Charte ne s’applique pas à cette disposition interprétative. La Cour pourrait, selon les plaideuses, l’utiliser pour invalider l’interdiction des signes religieux. La FFQ poursuit : « Autrement, l’on risquerait de mettre en oeuvre une protection qui n’est pas inclusive et donc incomplète, en ce qu’elle autoriserait un législateur à adopter une loi dont l’effet réel est de compromettre les droits et libertés de groupes minoritaires d’un sexe. »

Puisque le groupe minoritaire d’un sexe est doublement ou triplement frappé, il devrait jouir d’une protection supplémentaire. Dans cette logique, on pourrait conclure que les femmes blanches catholiques ne pourraient pas porter de signes religieux ostentatoires à l’école, mais les musulmanes d’origine arabe, oui. Pour les Blanches converties à l’islam, on est en zone grise. Mais on peut penser que des Québécoises noires ferventes catholiques pourraient porter une croix bien visible.

Sous des allures de promotion de concepts progressistes, nous sommes donc en présence d’une stratégie concertée pour introduire ce concept dans le droit québécois — une motion de l’Assemblée nationale étant un acte du Parlement, pas aussi fort qu’une loi, mais suffisamment probant pour être cité en cour. La Cour d’appel s’intéresse à cet argument entre mille, car une des plaideuses pro-loi 21, Christiane Pelchat, m’informe que la Cour a spécifiquement interrogé les plaidants à ce sujet. Bref, c’est l’intersectionnalité féministe au service du droit des religions d’afficher au sein de l’État des symboles de soumission des femmes.

Mais ce n’est peut-être qu’un malentendu. Ruba Ghazal savait-elle que sa motion aurait cet impact juridique ? J’ai posé la question à Québec solidaire et j’attends toujours la réponse. Si elle le savait, elle s’est bien gardée d’en informer les autres parlementaires. La FFQ, elle, en était évidemment consciente et, sur son site Internet, annonce que « nous avons déposé, avec le Collectif 8 mars et Québec solidaire, une motion ». C’est novateur. J’ai été membre de l’Assemblée nationale pendant six ans et c’est la première fois que je vois un groupe externe se vanter d’avoir déposé une motion.

Force est de constater que mes amis du Parti québécois sont tombés dans le panneau, appuyant la motion par réflexe progressiste sans avoir la moindre idée de son impact juridique. (À mon avis, ils ne se méfient pas assez du Politburo de QS.) Ce n’est pas la première fois qu’ils baissent la garde, ils l’avaient fait aussi dans des motions solidaires dénonçant « l’islamophobie », un mot chargé qui cumule à la fois le sentiment antimusulman (condamnable) et toute critique de la religion musulmane. Cet amalgame sulfureux n’est pas soutenu que par les despotes iraniens, mais par la nouvelle conseillère de Justin Trudeau en islamophobie et par la conseillère de Valérie Plante en matière d’antiracisme.

Dans les deux cas — islamophobie et intersectionnalité —, la Coalition avenir Québec a appliqué les freins. Est-ce par refus instinctif de toute cette novlangue diversitaire ou parce qu’elle est consciente des pièges juridiques qu’ils contiennent ? Mes sources à la CAQ se contredisent à ce sujet.

Pour QS et les néoféministes de la FFQ, une ligne rouge a été franchie. « Le fait que la CAQ n’ait pas appuyé la motion, dit Marie-Andrée Gauthier, porte-parole du Collectif 8 mars, sera un moteur de résistance féministe. » C’est, ajoute-t-elle, de « l’aveuglement volontaire ». Et si c’était au contraire un refus de se laisser aveugler ? Un sain scepticisme face à des concepts de velours dissimulant des torpilles favorables à des religions campant précisément à l’intersection de l’obscurantisme, de l’homophobie et de la misogynie ?

8 avis sur « Torpille intersectionnelle »

  1. La loi 21 ne compromet pas les droits de quiconque, elle limite seulement le prosélytisme religieux dans les écoles envers des mineurs qui seraient captifs afin d’accéder librement à l’école. Dans ces deux conditions, enfants mineurs et captifs, l’affichage de signes religIeux devient du prosélytisme indu.
    Si on permet les signes religieux, pourquoi ne pas permettre d’afficher son athéisme d’une façon quelconque. La société québécoise n’est pas une théocratie pour faire entrer dans ses lois civiles , des lois dites religieuses.
    La théocratie, ce n’est pas ici.

  2. Il faut cesser la polarisation au Québec, et cet article « sonne la sonnette d’alarme » pour peu de raison, pourquoi ne pas essayer de tendre la main plutôt que de se braquer? Je crois que dire que nous cherchons à affirmer notre différence, et que le mot « intersectionnel » est américain, et qu’il ne colle pas très bien avec les traditions féministes d’ici. Pourquoi ne pas parler des féministes locales plutôt que de s’offusquer de lire le mot intersectionnel? Il serait possible de mettre de l’avant l’anti-américanisme pour lier nos opinions plutôt que de nous diviser.

  3. Mes félicitations, Monsieur Lisée, vous avez parfaitement décrit la situation. L’entrisme woke consiste toujours à insérer dans une conversation consensuelle des termes positifs dont le sens a été subtilement altéré pour signifier autre chose. Souvent, quand le pot aux roses est découvert, il est trop tard! Le PQ s’est fait prendre. J’espère qu’il a appris la leçon.

  4. Brillant Monsieur Lisée ! Bravo !

    Pour dégonfler le mot « intersectionnalité » il faut l’ignorer et marteler les principes de la liberté moderne, archi connus et déjà dans les Chartes, liberté pilotée par l’intelligence moderne.

    L’intelligence moderne ? C’est la philosophie rationaliste des Lumières, créatrice de la modernité et fondatrice de nos États démocratiques.

    Si pour aider toutes les personnes que protègent mal nos beaux principes, il faut les marteler et agir sur les institutions sensées les protéger efficacement, et avec les budgets et les programmes conséquents.

    La ruse des intégristes religieux, quasi alliés (idiots utiles) pour la Chine, consiste à brouillonner nos lois, leurs principes et leur application pour déconsidérer et affaiblir notre État de droit.

    Quel droit ? Le droit forgé par le combat victorieux de Lumières.

    Les Lumières ? Faites ou refaites votre cegep pour l’apprendre avec précision. Sans elles, c’est pour nous et à terme la dictature chinoise, théocratique iranienne ou populiste dangereuse et agressive comme celle de Poutine.

    En tout respect pour toutes et tous.

    Jacques Légaré
    ph.d. en philosophie politique
    maître en histoire byzantino-arabe.

    • Hier dans La Presse Martine Devault défend Madame la présidente de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), Tamara Thermitus sans la nommer. Elle avait été blamée pour sa gestion, son intimidation par un rapport externe après une saga qui a mené à sa démission. Cela tient de la démagogie, elle en fait la sacrifiée du féminisme intersectionnel, l’héroine que l’on ne nomme pas au nom d’un féminisme de transparence et d’ouverture quelle mauvaise foi, c’est une idéologue sectaire…Le retour de la ligne juste, on n’est pas dans la lumière…

  5. Hier, j ai écouté au telejournal la député solidaire s offusquer que la caq refuse de se joindre a leur projet de loi sur l inter… elle se disait tres surprise du refus de la caq … une chance que mme Bombardier l a ramené a la réalité historique de nos valeurs laiques.

  6. Il serait important que votre explication éclairante sur l’interprétation plausible de la cour suprême reçoive des appuis explicatifs venant de différents horizons intellectuels de notre société .
    Merci de nous alerter
    Alain Brunet

  7. Bravo pour votre réplique très factuelle à Rhuba Gazal aujourd’hui dans le Devoir!
    Comme on dit: Et vlan…..dans les dents!

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