Trop tard

Avez-vous pris des nouvelles de l’Inde ces jours derniers ? En un sens, ils sont sur le point de faire mentir le récent rapport du GIEC sur la crise climatique. L’assemblée des scientifiques regroupés par l’ONU tente de nous faire croire que nous ne vivrons qu’au cours de la décennie 2030-2040 les effets réellement catastrophiques du réchauffement. Les feux de forêt, les inondations, les dômes de chaleurs actuels ne sont que des amuse-bouches. « La fenêtre se referme » sur notre capacité à réduire à 1,5 degré la hausse de la température mondiale d’ici 2030, 2050, voire 2100.

Graphique tiré du rapport du GIEC

C’est de la foutaise. Ces scientifiques savent très bien que la fenêtre n’existe plus depuis au moins une décennie. Malgré l’accélération mondiale des investissements en énergie propre, aucun scénario réaliste ne permet de parler de l’existence d’une fenêtre. Nous sommes cuits, c’est certain. La seule question encore en suspens est de savoir si nous serons, selon l’ampleur des efforts à faire, médiums saignants, médiums, à point ou carbonisés. Et dans quelle région de la planète nous serons les moins touchés, ou touchés le plus tard.

L’Inde se cramponne pour la pire vague de chaleur de son histoire. Et les Indiens se demandent s’ils seront les premiers à franchir le seuil de chaleur à partir duquel la vie humaine n’est plus possible, du moins à l’air libre. Minute scientifique : le corps humain a une façon précise d’évacuer la chaleur excessive, la sueur. Si l’humidité ambiante est de moins de 100 %, l’air absorbe la chaleur émise ainsi par le corps. Mais si l’humidité est à 100 %, le corps ne peut se refroidir. Si la température interne du corps d’une personne en bonne santé dépasse 42 degrés pour une période de plus de quelques minutes, la mort survient. Les personnes vulnérables sont touchées à des températures plus faibles. C’est ce cocktail meurtrier qui attend l’Inde, surtout le nord, ce mois-ci.

L’ombre, les ventilateurs ne sont d’aucune utilité. Il faut, dans des espaces fermés, de la réelle climatisation et de la réelle déshumidification. Or, seulement 12 % de la population indienne y a accès, ce qui exclut plus de 1,2 milliard de personnes. Le pays le plus populeux du monde pourrait connaître les premiers confinements climatiques de l’histoire, des réfugiés de la chaleur étant appelés à se rassembler dans des lieux climatisés, de préférence en sous-sol.

Dernières nouvelles du front chaud, datées de vendredi dernier : « New Delhi donne l’impression d’être en feu. La chaleur se dégage de la route en vagues fulgurantes, et l’eau qui coule du robinet d’eau froide est trop chaude pour être touchée. Les températures diurnes ont atteint 44 degrés Celsius et ne tombent souvent pas en dessous de 30, la nuit. Une décharge géante à la périphérie de la capitale a spontanément pris feu […], aggravant l’air déjà dangereusement pollué de la ville. »

Selon une étude de Nature Climate Change, depuis au moins 2019, le réchauffement est responsable de 100 000 décès par an attribuables à la combinaison chaleur/humidité. Ce nombre est réparti dans une quarantaine de pays affectés par des vagues de chaleur plus importantes qu’à l’habitude. Avec l’Inde, les experts prévoient que les premiers pays touchés seront ceux du Moyen-Orient, où la température croît deux fois plus vite qu’ailleurs, l’Afghanistan, la Colombie, le Guatemala, Haïti, le Honduras, le Myanmar, la Corée du Nord, le Nicaragua et le Pakistan. Mais les régions côtières, y compris la côte est américaine, sont à risque.

Autre indice qu’on n’attendra pas la prochaine décennie pour vivre dans la nouvelle ère de la chaleur meurtrière : les climatologues craignent un super El Niño pour la fin de cette année, qui augmenterait la chaleur globale en 2024. Auparavant, les modèles climatiques prévoyaient que ces épisodes de chaleur/humidité létale n’adviendraient qu’à la fin du siècle. Ils sont déjà là.

Selon le Dr Tim Andersen, de Georgia Tech, les épisodes de climat meurtrier ont surtout frappé des régions peu peuplées jusqu’à maintenant. Dans les zones à la fois arides et pauvres, donc dépourvues d’air climatisé, « plusieurs semaines de températures élevées et humides suffiraient à tuer la plupart des personnes et des animaux ». Et lorsque ce phénomène affectera une région très densément peuplée pendant plus que quelques jours, « ce sera aussi dévastateur qu’un tremblement de terre majeur ou qu’une épidémie, avec des milliers de morts par jour ».

Trop tard, c’était le titre du livre publié en 2017 (Écosociété) par l’un de nos plus grands écologistes, Harvey Mead, qui nous a quittés plus tôt cette année. « Lorsque j’écrivais ce livre qui annonce un ou des effondrements possibles à plus ou moins court terme, raconte-t-il, j’éprouvais le curieux sentiment d’arriver directement de la Lune, car absolument rien dans nos vies quotidiennes ne semble rejoindre mes propos. » Il estimait que l’action indispensable dans des délais extrêmement courts pour éviter le pire ne serait pas au rendez-vous car, écrivait-il, « l’inertie de 70 ans de croissance sous l’égide d’un système socioéconomique qui a bénéficié énormément aux populations des pays riches est très forte ».

Tableau tiré de Trop Tard.

Son document de référence était Halte à la croissance ?, texte prémonitoire publié en 1972 par le Club de Rome, qui prévoyait que l’excès de consommation provoquerait dès 2025 la première phase d’un effondrement économique global. Mead était très attentif aux mises à jour effectuées depuis et qui lui semblaient confirmer cette prévision. Il réitérait dans Trop tard qu’on subirait en 2025 une augmentation fulgurante du prix des ressources non renouvelables, dont le pétrole, à des niveaux économiquement insoutenables. Le reste se déglinguerait dans la foulée. Bien avant donc que, comme le dit poliment le GIEC, la fenêtre ne se referme. On saura dans deux ans qui avait raison.  Au moins l’ami Mead, qui avait tout fait pour nous avertir à temps, peut reposer en paix.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Pour commander Trop tard, de Harvey Mead.

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